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« Pour atteindre »

Jacques Desrosiers
(L’Actualité terminologique, volume 37, numéro 1, 2004, page 14)

On ne peut pas reprocher aux faiseurs de manchettes dans les pages financières des journaux de manquer d’imagination. Le huard plonge (quand il ne prend pas son envol). Quebecor plombée par l’imprimerie (les revenus ont baissé de moitié). On ne joue plus chez Toys R US (on ferme 182 magasins). Molson digère bien ses bières brésiliennes (le chiffre d’affaires grimpe de 8 %), mais, deux mois plus tard, le titre se fait brasser en bourse. Shermag se confesse (elle annonce aux investisseurs une chute de ses bénéfices)1.

Les journalistes ont raison de s’amuser, parce que ces manchettes sont toujours beaucoup plus colorées que les articles qu’elles chapeautent. On peut d’ailleurs penser qu’elles sont là justement pour atténuer le style sec de la nouvelle qui suit, dans le genre :

TVA a annoncé mardi avoir réalisé un bénéfice net de 17,6 millions $, ou 0,53 $ par action, pour le trimestre terminé le 30 juin 2003, comparativement à 12,0 millions $, ou 0,35 $ par action, au cours de la même période l’an dernier. Les produits d’exploitation ont augmenté de 15 pour cent pour atteindre 92,4 millions $, comparativement à 80,6 millions $ au deuxième trimestre de l’année dernière. Les frais d’exploitation de ce secteur ont augmenté de 60 pour cent à 15,8 millions $, laissant ainsi un bénéfice d’exploitation de 5,3 millions $, en hausse par rapport aux 4,3 millions $2… et ainsi de suite.

L’un compense l’autre. Il n’est pas facile de faire des phrases avec les colonnes d’un tableau. D’où la monotonie de ces textes. En matière de finances, rédacteurs et traducteurs sont donc aux prises avec un sérieux problème de variation dans le style. La répétition devient presque un outil stylistique chez eux. Malheureusement, certaines de ces répétitions sont pénibles, comme la tournure pour atteindre de la deuxième phrase de l’exemple, qui est si fréquente qu’elle est presque devenue une locution figée.

Ce serait peine perdue d’essayer de l’éradiquer tellement elle est répandue des deux côtés de l’Atlantique, et parfois elle est d’ailleurs tout à fait correcte. Mais il y a un ménage à faire. Mon intention est simplement de montrer qu’elle est souvent d’un usage stylistique douteux et qu’elle ne correspond à aucun emploi du groupe pour + infinitif qui serait sanctionné par les ouvrages. D’abord des exemples :

Les revenus ont diminué de 9,3 % pour atteindre 792 millions.
(La Presse, 31 octobre 2003)

Les bénéfices d’exploitation ont augmenté de 3,7 pour cent pour atteindre 41,6 milliards $.
(Le Quotidien, bulletin de Statistique Canada, 27 novembre 2003)

Les revenus issus de la vente de licences ont augmenté de 30 % pour atteindre 645 millions USD et le revenu global a augmenté de 19 % pour atteindre 2,07 milliards USD.
(lesinfos.com, site français, 31 janvier 2002)

Le revenu imposable des foyers imposables augmente de 19,3 % sur la période de revenus 1997-1999 pour atteindre 1 050 millions d’euros (6 889 millions de francs) alors que le revenu imposable des foyers non imposables ne progresse que de 6 % sur la même période pour atteindre 529 millions d’euros (3 469 millions de francs).
(site de l’INSEE3, juin 2001)

En moins de deux mois, le prix du nickel a gagné 20 %, pour atteindre 12 000 dollars la tonne.
(Le Monde, 13 novembre 2003)

Sur le strict plan de la syntaxe, il n’y a rien à redire, puisque pour peut être suivi de l’infinitif à condition que l’infinitif et le verbe de la principale aient le même sujet, règle encore énoncée dans les ouvrages4 et qui est respectée dans les exemples cités. Ce n’est pas toujours le cas, comme le montre cette petite horreur tirée d’un site des ingénieurs de l’électronique, eetimes.fr (17 novembre 2003) :

… l’Europe centrale affichant une croissance de 60 % pour atteindre 91 millions d’euros, la péninsule ibérique progressant de 35,5 % pour atteindre 42 millions d’euros et le reste de l’Europe … progressant de 30 % pour atteindre 35 millions d’euros, tandis que le Bénélux a fait un bond important de 29,8 % pour atteindre 57 millions d’euros.

Ce n’est bien sûr pas l’Europe centrale qui atteint 91 millions d’euros mais sa croissance. Indépendamment du problème de syntaxe, on voit à quel point la répétition du tour peut devenir lancinante : il y a quatre pour atteindre dans la phrase. Le tour n’est pas exclusif au verbe atteindre, bien que celui-ci ait la faveur des rédacteurs financiers, qui lui donnent souvent la préséance :

Les revenus de commerce de détail en ligne auraient augmenté de 120 % en 1999 pour atteindre 33,1 milliards $US. Ce chiffre devrait presque doubler pour dépasser 61 milliards $US cette année.
(canoe.com, 18 avril 2000)

Le chiffre d’affaires [de Loblaw] a augmenté de 6,9 % pour atteindre 7,7 milliards de dollars et le bénéfice d’exploitation a augmenté de 14,7 % pour s’établir à 397 millions de dollars … Le bénéfice d’exploitation au troisième trimestre a augmenté de 51 millions de dollars ou de 14,7 % pour se chiffrer à 397 millions de dollars…
(Canada NewsWire, 6 novembre 2003)

On reconnaîtra au traducteur de l’agence Canada NewsWire le mérite de s’être appliqué très fort à éviter la répétition. Il a senti que la coupe allait déborder et il a un peu cuisiné la phrase.

Dans l’immense majorité des phrases de ce genre, un élément quelconque – les ventes, les revenus, les profits, etc. – grimpe d’un certain pourcentage pour atteindre un certain volume. On lit parfois que tel élément a augmenté pour atteindre tel ou tel pourcentage, mais c’est rare, exemple :

Nous nous attendons à ce que le nombre de faillites personnelles continue d’augmenter à court terme au Canada pour atteindre entre 5 et 10 % au cours des 12 prochains mois.
(La Presse, 12 octobre 2003)

Il arrive aussi assez souvent que pour atteindre serve à comparer des pommes avec des pommes, comme dans :

Hier, l’action ordinaire d’Ivaco a gagné 4 ¢ pour atteindre 80 ¢ à la Bourse de Toronto.
(Le Devoir, 28 mai 2003)

Mais la plupart du temps, on saute des pourcentages aux dollars. Or le lien que crée pour atteindre entre les deux est illogique. Quand les revenus d’une entreprise montent, le pourcentage calculé n’est que le résultat de cette augmentation. La donnée première, ce sont les revenus, qui se mesurent en dollars; les pourcentages ne sont qu’un outil de comparaison. Il est donc absurde d’annoncer que l’augmentation en pourcentage des revenus a eu pour conséquence d’amener les revenus à tel niveau, car c’est bien ce que le lecteur entend quand il rencontre ces tournures. On ne calcule pas un pourcentage pour ensuite constater, avec surprise, que ce pourcentage équivaut à tant de dollars. Il en va comme pour les actions à la bourse : chaque jour on donne les variations en pourcentage, mais la donnée brute, c’est le cours de l’action en dollars et en cents, déterminé par le jeu de l’offre et de la demande, par rapport au cours de la veille.

C’est pourtant ce tour illogique qui est répandu comme une épidémie. Les rédacteurs qui sortent sans arrêt pour atteindre de leur boîte à outils donnent l’impression d’avoir mis au rancart d’autres tours très simples, concis, bien ancrés dans l’usage et qui disent la même chose, comme dans les exemples suivants :

Vivendi Universal Entertainment … a enregistré une progression de 1 % de ses ventes, à 1,305 milliard d’euros.
(Reuters, dans lesaffaires.com, 7 novembre 2003)

À la Bourse de Toronto, l’action de la compagnie a fermé à 29,45 $, en hausse de 45 ¢.
(La Presse, 30 octobre 2003)

Les dépenses publicitaires dans le monde pourraient croître de 3,6 % en 2004 et atteindre 342 milliards de dollars.
(Le Monde, 9 décembre 2003)

Peu après midi, le Dow Jones avançait de trois points ou 0,03 % à 9751,5, tandis que le Nasdaq et le S&P 500 perdaient respectivement quatre points à 1927,8 et un point à 1046. À Toronto, le S&P TSX était tout aussi prudent, gagnant deux maigres points ou 0,02 % à 7720,8. Dorel perdait 0,9 % ou 0,35$ à 37,65$. Le conglomérat BCE gagnait 0,6 % ou 0,18$ à 28,18$. BCE a fait bondir ses profits de 27,8 % à 446M$ au troisième trimestre.
(LaPresseAffaires.com, 29 octobre 2003)

Le contraste entre ces phrases et la série du début est saisissant. Imaginons un instant que dans le dernier exemple tous les à étaient remplacés par des pour atteindre, ou des pour suivis d’un autre verbe; ce serait un désastre. Sur le plan du style, pour atteindre n’a vraiment pas de quoi pavoiser. Si, au contraire, on remplace les pour atteindre des exemples du début par ces prépositions et conjonctions, les phrases deviennent presque légères, au point de perdre même un peu de leur monotonie.

Ce sont, soit dit en passant, des formules claires de ce genre – à, en hausse deetc. – que recommande Le vocabulaire baromètre dans le langage économique5. Les auteurs traduisent Shell shedded 3 d. to 150 s. par les actions de la Shell, à 150 shillings, ont cédé 3 pence6. Ils proposent des formulations comme l’action à 60 shillings perd 4 shillings; le War Loan a clôturé à 60 shillings, en baisse de 4 shillings; ou l’action passe à 53 shillings, en augmentation de 7 pence. La phrase a spurt of 3 shillings to 73 shillings est rendue par un bond de 3 shillings qui porte le cours à 73 shillings, ce qui rappelle que, de façon générale, on peut recourir à tous les verbes qui indiquent un accroissement ou une diminution, passer par exemple, comme dans :

Le chiffre d’affaires total a augmenté de 3 %, passant de 1,31 G$ à 1,35 G$.
(LaPresseAffaires.com, 27 janvier 2004)

Pour atteindre n’est pas une calamité. On trouve, dans les contextes financiers, des cas semblables à ceux que j’ai cités mais qui appartiennent au français le plus correct, notamment des cas évidents comme :

BMO demeure dans la bonne voie pour atteindre ses cibles financières de l’exercice 2003.
(Le Devoir, 28 mai 2003)

Le groupe pour + infinitif sert le plus souvent en français à exprimer le but. On pourrait considérer à la limite que c’est ce rôle que joue pour atteindre dans certaines phrases telles que :

[le marché mondial du générique] devrait croître de 13,3 % par an entre 2001 et 2007 pour atteindre 57 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2007
(Le Monde, 25 octobre 2003)

Il y a là une progression annuelle, et au bout un résultat, une conséquence – une « valeur finale » comme disent les grammairiens. On aurait pu dire : de manière à atteindre. Dans cet exemple tiré de Libération (3 février 2003) :

si aucun nouveau vote n’intervient, il est prévu que les taux de l’impôt successoral diminuent chaque année pour atteindre 0 % dans dix ans

on semble aussi viser un but, ces baisses d’impôt annuelles étant mises en place par l’administration Bush dans le but d’atteindre 0 % dans dix ans.

Même si l’on accepte ces phrases comme bien construites, il y a encore toutes celles où pour atteindre n’est employé ni de façon illogique, ni pour exprimer un but. Lorsqu’il n’est question que de pourcentages et de points de base, par exemple, il n’y a pas de défaut de logique :

le taux d’une hypothèque de quatre ans augmentera de 40 centièmes pour atteindre 6,5 % … L’hypothèque de cinq ans verra son taux augmenter de 25 centièmes pour atteindre 6,65 %.
(La Presse, 8 novembre 2003)

Mais il n’y a pas de but non plus : fixer à 6,65 % une hypothèque de 6,40 % ou l’augmenter de 25 points de base, c’est une seule et même opération – l’une n’est pas faite dans le but d’atteindre l’autre. Même chose lorsqu’on dit :

Le taux de chômage a grimpé de 0,2 point pour atteindre 8 % en août au Canada.
(Le Soleil, 8 septembre 2003)

En revanche, dans la phrase :

À New York, le baril de brut avait franchi le seuil symbolique des 30 dollars, pour atteindre 30,47 dollars lundi soir
(Le Monde, 8 octobre 2003)

il y a deux actions successives : le dépassement du seuil, puis le résultat atteint. On aurait pu dire : et il a finalement atteint. Or la construction pour + infinitif joue parfois ce rôle dans le français général, c’est-à-dire qu’elle peut servir à exprimer deux actions qui se suivent dans le temps. En voici un bon exemple tiré d’un récent numéro de la revue Circuit7 :

C’est toujours la même histoire : vous ouvrez le Protégez-vous pour savoir quel est « le meilleur » modèle de robot culinaire, et voilà que les testeurs vous assènent trente-six critères auxquels vous n’aviez pas pensé, pour conclure que… ça dépend de vous!

Plusieurs ouvrages – Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, Grand Larousse de la langue française, Encyclopédie du bon français de Dupré, etc. – indiquent que pour + infinitif peut servir à exprimer la succession de deux actions dans le temps. Mais presque immanquablement les exemples fournis sont comme celui de Circuit : le tour exprime une opposition, un résultat paradoxal, inattendu, non recherché ou contraire, comme prennent d’ailleurs le soin de le préciser certains de ces ouvrages. La fièvre se calma, pour reparaître ensuite plus violente. Il s’est endormi pour ne plus jamais se réveiller. Il s’éloigna pour revenir quelques instants plus tard. Les skieurs descendent la piste pour remonter ensuite au sommet. Il a erré pendant des heures dans la forêt pour se retrouver finalement à son point de départ. Même dans cette phrase d’Alain-Fournier :

Parfois seulement une pie s’envolait, effrayée par la voiture, pour aller se percher plus loin sur un orme sans tête

on perçoit un contraste, une action inattendue (l’oiseau qui s’envolait est simplement aller se poser un peu plus loin). Le Dupré, qui est loin d’être puriste, insiste sur le fait qu’il doit y avoir « un certain contraste entre les deux actions … en raison de l’équivoque possible avec le sens de but ». Strictement parlant, cette construction non plus n’a donc rien à voir avec nos exemples.

Tout se passe comme si on avait gardé la construction en laissant tomber les idées de but et d’opposition, puis même celle de succession chronologique, pour la placer comme un signe égal entre deux données équivalentes ou deux actions simultanées. Il se peut bien que le tour prenne graduellement cette extension d’emploi. Ce ne serait pas une grosse injure à la langue. Seulement, on s’explique mal le besoin de remplacer quelque chose d’aussi simple et net que à, par exemple, par une locution qui alourdit excessivement la phrase. Peut-être que beaucoup n’aiment pas les tours avec une simple préposition ou une conjonction. Ou qu’ils ne les connaissent pas.

NOTES

  • Retour à la note1 Toutes ces manchettes proviennent soit de La Presse, soit de LaPresseAffaires.com : 21 août, 30 octobre, 17 novembre et 7 novembre 2003, et 26 janvier 2004, respectivement.
  • Retour à la note2 Dépêche de la Presse canadienne dans sympatico.ca, 29 juillet 2003.
  • Retour à la note3 Institut national de la statistique et des études économiques, Europe.
  • Retour à la note4 Voir p. ex. les Clefs du français pratique dans TERMIUM®, à l’entrée afin de/pour.
  • Retour à la note5 J. Delattre et G. de Vernisy, Le vocabulaire baromètre dans le langage économique, 4e éd., Genève, Georg, 1978, 155 p. Cette source m’a été signalée par Claude Jean.
  • Retour à la note6 « d. » était l’abréviation de penny dans l’ancien système monétaire anglais, où il valait le douzième du shilling.
  • Retour à la note7 François Lavallée dans Circuit,  81, automne 2003.