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Mots de tête : « (se) traîner les pieds »

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité terminologique, volume 23, numéro 4, 1990, page 17)

« Après s’être trainé les pieds en 1989, le Canada… »
(Michel Vastel, Le Droit, 13.1.90)

Le vendredi, en fin d’après-midi, on dirait qu’une sorte de fièvre du mimétisme s’empare des fonctionnaires : ils se mettent à traîner les pieds. Et comme pour s’excuser, ils vous diront qu’ils ont leur semaine dans le corps. Mais à les voir aller, on ne peut s’empêcher de penser que c’est dans les jambes qu’ils l’ont, leur semaine.

Bon. Soyons sérieux.

Si vous avez déjà eu la curiosité d’en vérifier le sens, vous n’ignorez pas que traîner les pieds n’en a qu’un : « marcher sans soulever les pieds du sol ». Gilles Colpron est d’ailleurs catégorique, l’expression « ne s’emploie qu’au sens concret1 ».

Et pourtant, les Québécois s’entêtent à l’employer au figuré. D’après Mme Irène de Buisseret2, c’est sous l’influence de l’anglais que nous lui donnons le sens de piétiner, tourner en rond.

Effectivement, to drag one’s feet signifie, entre autres, to act with deliberate slowness or obvious reluctance; be uncooperative (petit Webster)

Il est bien possible – vraisemblable même – que l’anglais nous ait induits en erreur, mais nous ne sommes plus les seuls à succomber à la tentation. Depuis quelques années, les Français semblent prendre plaisir à traîner les pieds. À preuve :

(…) ses méthodes de travail permettent à cette assemblée de traîner les pieds jusqu’à pratiquer l’obstruction systématique3.

(…) les gardiens eux-mêmes ont trainé les pieds par simple réflexe de conservatisme professionnel4.

(…) tandis que le Vietnam traîne les pieds5.

Rien d’étonnant à cela, me direz-vous. Ce sont des journalistes. C’est juste. Mais des gens moins pressés, qui n’ont pas l’excuse de l’« heure de tombée », ou la manie de l’expression accrocheuse, leur emboîtent le pas. Le président du Conseil national du patronat français, par exemple :

Les chefs d’entreprise ne traînent pas les pieds, ils sont bloqués par des contraintes6.

Un romancier :

Il traîne les pieds, il ne veut pas voir le roi7.

Et un professeur du Collège de France :

(…) les FTP, d’obédience communiste, traînèrent quelque peu les pieds8.

À l’instar des dictionnaires de langue, les bilingues ne semblent connaître que le sens propre. Le Robert-Collins traduit par faire preuve de mauvaise volonté, et le Harrap, par montrer peu d’empressement (à faire qqch.). Même les dictionnaires d’argot se font tirer l’oreille. Le Leitner et Lanen9 propose travailler à contre-cœur, renâcler à la besogne. Et le Deak10 : traîner, ne pas se presser dans son travail.

Heureusement que certains dictionnaires « s’oublient » à l’occasion. Comme c’est arrivé au Robert-Collins, dans la partie français-anglais : traîner les pieds (fig. : hésiter) – to drag one’s feet. Le Harrap slang, à drag donne se faire tirer l’oreille, renâcler, traîner les pieds. (Mais on ne trouve rien à « pied », ni à « traîner ».)

Je sens que ça ne vous suffit pas. Et qu’il vous faut des cautions plus sûres. Que diriez-vous du GDEL? Traîner les pieds, agir, obéir sans empressement, en rechignant. Ce n’est pas un grand dictionnaire de langue, m’objecterez-vous. Si l’on veut. Mais le Trésor de la langue française le donne aussi : traîner les pieds – (par ext.) renâcler (à faire qqch.).

Vous avez encore des hésitations? Ah, je vois, c’est le pronominal qui vous chicote. En effet, contrairement aux Français, nous disons se traîner les pieds. C’est ce que Mme de Buisseret appelle un faux pronominal. Ce serait, nous dit-elle, une survivance dialectale, une manie archaïsante. Qu’on retrouve d’ailleurs en Belgique (s’accoucher, se trébucher) et en Suisse (se divorcer, se veiller).

Ainsi donc, si vous ne voulez pas passer pour archaïsant, vous éviterez la tournure québécoise. Et si vous voulez être à l’abri de tout reproche, vous opterez pour une des solutions que nous proposent les dictionnaires. Mais si l’expression vous plaît, et que vous osez l’employer, vous saurez que vous êtes en bonne compagnie. Après tout, si l’on peut traîner la semelle (vivre misérablement), traîner ses guêtres (voyager en faisant divers métiers et en passant par des situations plus ou moins difficiles), traîner ses bottes (aller où l’on n’a que faire), et quoi encore, pourquoi ne pourrait-on pas traîner les pieds, tout en faisant des pieds et des mains (si je puis dire) pour ne rien faire?

Et comme les membres de l’Académie n’auront probablement pas l’occasion de vous lire, vous n’avez pas à craindre d’encourir leurs foudres.

D’ailleurs, gageons que le jour où ils aborderont l’étude de la lettre p, l’expression se sera tellement répandue, qu’ils n’auront d’autre choix que de l’admettre.

Les paris sont ouverts.

NOTES