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Pensez-y bien avant de partager vos opinions

Jacques Desrosiers
(L’Actualité langagière, volume 1, numéro 2, 2004, page 20)

Lorsque Bush a élevé l’alerte au terrorisme au niveau orange l’été dernier, il a déclaré selon l’AFP : « Quand nous découvrons quelque chose, nous devons le partager1. » Le correspondant de Libération a traduit de la même façon2. Au point de presse, Bush avait déclaré : « When we find out something, we got to share it3. » Lorsqu’un traducteur fait dire au grand patron de Gap : « J’ai des opinions et je suis content de les partager »4, on se doute que là aussi derrière partager se cache to share.

Ces traductions sont loin d’être seules à employer partager au sens de « communiquer » des opinions, des idées, « faire connaître » des impressions, « faire part » de sentiments, d’expériences. Le chroniqueur gastronomique de la Presse, avant de vous laisser pour le temps d’une saison, aimerait partager avec vous un souvenir de voyage5. Le critique littéraire Réginald Martel dit d’une romancière qu’elle n’hésite pas à partager les réflexions que lui inspire son travail d’écriture6. Bien que le mot me semble plus fréquent ici que là-bas, il a de la parenté européenne comme on l’a vu. Je pourrais citer d’autres cas, p. ex. dans le Point : Toutes ses connaissances, et son expérience plus récente du feu de juillet qui a ravagé 6 000 hectares entre Plan-de-la-Tour et Sainte-Maxime…, Marie-Jeanne les partage avec son association7.

Le Collins-Cobuild définit ainsi cet emploi de share : « If you share something personal such as a thought or a piece of news with someone, you tell them about it… Film critic Bon Mondello shares his thoughts on the movie ‘City of Hope’ ». Le tour date du milieu du XXe siècle d’après le Shorter Oxford. Il est donc assez récent. C’est sans doute pourquoi il est absent de plusieurs dictionnaires anglais. Contrairement à la série des Oxford par exemple, les Webster – Webster’s Third World International, Merriam-Websters Online, Webster’s New World – l’ignorent royalement. Au Canada, le Gage le consigne précédé de la marque informal. C’est vraisemblablement une situation temporaire.

Il n’est pas étonnant alors qu’il y ait du flottement dans les bilingues. Les Harrap’s, le Unabridged comme le Shorter, donnent à share entre autres le sens de « raconter » et le rendent tout de go par partager : to share one’s ideas, impressions : partager des idées avec quelqu’un, des impressions. Cette traduction littérale n’est jamais dénoncée même par les vigiles de la langue les plus musclés. Le Colpron, qui ne pardonne rien, reste coi. Ils considèrent peut-être que le Harrap’s a réglé le problème. Sauf que plusieurs autres dictionnaires bilingues ne fournissent aucune traduction de cette acception de share. Et non des moindres, puisque c’est le cas du Robert-Collins et du grand Larousse bilingue.

À ma connaissance, les seuls bilingues qui à la fois consignent ce sens de share et le traduisent selon les règles de l’art sont la deuxième édition du Meertens8, qui le rend par communiquer (des informations), et le Dictionnaire Compact 2004 de Larousse, qui traduit to share the news with sb par faire part d’une nouvelle à qqn. Je dis : selon les règles de l’art, parce que partager au sens de « communiquer » n’appartient pas au français selon les grands dictionnaires de la langue.

Chez les bilingues, il faut mentionner le cas particulier du Oxford-Hachette qui fait bien les choses, si l’on peut dire, mais malgré lui. Dans sa partie français-anglais, il donne (erronément) à partager le sens de « communiquer ». Mais ses exemples sont tous formés avec la construction faire partager, comme dans j’aimerais vous faire partager ma joie – emploi irréprochable et vieux de cent ans :

Ils étaient accourus pour nous faire partager leur émerveillement.
(Radiguet dans le Grand Robert)

Je voudrais souligner quelques réflexions suscitées par cette alerte, que je crois nécessaire de faire partager par la population en général.
(Professeur à la retraite dans le Devoir, 18-6-2004)

Ce livre enfin a mûri grâce à une expérience que je souhaite faire partager.
(Dominique de Villepin dans le Monde, 9-9-2004)

Le tour se comprend très bien. Faire partager une expérience, c’est la communiquer de manière à ce que des gens la partagent, la revivent. Faire partager au sens de « communiquer » est consigné dans le Trésor de la langue française, et entériné par un renvoi analogique dans le Grand Robert.

Les différents sens de partager se répartissent en fonction de deux grands traits sémantiques. Ou bien on divise une chose en différentes parties pour les distribuer, soit en gardant une part pour soi-même (l’enfant partage ses bonbons avec ses amis) ou en les distribuant toutes (la mère partage les bonbons entre les enfants); partager consiste alors à donner une part. Ou bien on prend part, on participe à quelque chose. Le mouvement va dans l’autre sens : au lieu d’une chose qui est répartie entre plusieurs personnes, cette fois plusieurs personnes convergent vers la même chose9. C’est ce qui se passe lorsqu’on partage un repas avec d’autres personnes, un appartement, le lit de quelqu’un, ou des responsabilités; partager consiste alors à prendre une part.

L’idée de part est encore présente. Elle disparaît seulement lorsque, au figuré, on partage une opinion, une idée, une expérience, des valeurs, des espérances, les soucis de quelqu’un, quelque chose d’indivisible. C’est un emploi très courant que tout le monde connaît :

Je ne partage ni ses idées ni son mode de gestion.
(L’Express, 14-6-2004)

« Ce que j’admire en Leningrad, c’est Saint-Pétersbourg », écrivait Gide en 1936. Qui pourrait ne pas partager ce jugement?
(D. Fernandez, Dictionnaire amoureux de la Russie10)

En février 2004, une majorité de Canadiens sondés par Ipsos-Reid avait dit partager cette opinion.
(Le Devoir, 28-7-2004)

Les Turcs se considèrent-ils européens? Ont-ils le sentiment de partager une identité commune – une culture, des valeurs – avec les citoyens de l’UE?
(Le Monde, 17-9-2004)

Dans cet emploi partager a une connotation psychologique très forte : partager une opinion par exemple, c’est y souscrire, y adhérer, de même que partager la joie ou la douleur de quelqu’un, c’est la ressentir, la faire sienne. Partager, c’est être d’accord, s’associer, éprouver, compatir, se solidariser. Même une fois que Bush a informé la population, on ne peut pas vraiment dire que tout le monde partage l’information; il ne s’agit pas d’être simplement au courant.

Morale de cette histoire : partager une opinion veut dire « partager l’opinion de quelqu’un d’autre », et non « communiquer sa propre opinion à quelqu’un d’autre ». I share your opinion peut se traduire littéralement par Je partage votre opinion (= je suis d’accord avec vous). Mais I share my opinion with you ne peut pas se traduire littéralement à l’aide du verbe partager (= je vous fait part de mon opinion). Les dictionnaires analogiques sont trompeurs sur ce point, parce que souvent, en proposant des verbes à employer avec opinion, ils mettent dans la liste partager à côté de verbes comme exprimer, professer, émettre, sans préciser que l’opinion n’appartient pas à celui qui partage (exception, le Dubé qui donne, s.v. endorse, l’expression complète : partager l’opinion de11).

Le mot est aussi victime de la popularité phénoménale des « soirées de partage », ces rencontres communautaires où les gens viennent parler et échanger leurs vues. Elles ont souvent un caractère très personnel, mais j’en ai vu annoncer de toute sorte : « soirée de partage et de réflexion » pour des étudiants qui « se retrouvent tous les lundis », « grande soirée de partage, basée sur un répertoire de compositions originales » pour des amateurs de jazz, « soirée de partage avec des écrivains en quête d’éditeurs », et j’en passe. L’expression est un cliché, et elle est souvent impropre.

L’idée de ces rencontres est que chacun apporte quelque chose et qu’ensuite tout est mis en commun, un peu comme dans un forum de discussion. Mais si dans une « soirée de partage » vous exprimez une idée ou faites part d’une expérience, d’abord vous ne la partagez pas et ensuite rien ne garantit que quiconque la partagera; si vous êtes venu pour le partage, la soirée risque de vous paraître longue. Par contraste, dans un repas-partage (un potluck), il y a vraiment partage, parce que non seulement chacun partage avec les autres le plat qu’il a apporté, mais en plus tous partagent le même repas. L’expression soirée de partage est juste seulement quand le but de la rencontre est d’amener les participants à revivre les expériences des autres, à ressentir leurs émotions, à s’identifier à eux, à s’associer très étroitement à leurs propos. Il est abusif d’annoncer, comme je l’ai vu sur le Web, qu’un historien après une causerie animera une « soirée de partage historique ».

Il est possible qu’au fil du temps partager prenne une nouvelle coloration ou que son sens se dilue. Dans l’état actuel des choses, ce verbe ne veut pas dire « communiquer ». Mais l’ensemble des dictionnaires bilingues finiront bien par s’aviser que share revêt ce sens en anglais. On peut se demander s’ils s’inspireront alors du Harrap’s ou du Meertens.

NOTES