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Mots de tête : Un « barbare » au Palais-Bourbon

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité langagière, volume 3, numéro 1, 2006, page 15)

[…] produire certains biens qui sont présumément désirés par tous
(Pierre Lemieux, Le Devoir, 20.12.84).

Si le Guide du traducteur1 n’a jamais été votre livre de chevet, vous ignorez peut-être que présumément, avec d’autres « monstres sauvages » comme supposément, est un adverbe « barbare ». Irène de Buisseret le range dans la catégorie des barbarismes, mais comme elle en déplore la surabondance dans les textes des traducteurs, on peut présumer qu’elle serait assez d’accord avec ceux qui y voient un calque de l’anglais « presumably ».

C’est le cas notamment de Lionel Meney2 et de Marie-Éva de Villers3, qui proposent de le remplacer par apparemment, probablement ou vraisemblablement. Dans TERMIUM®, sur le site des Clefs du français pratique, où le terme est également considéré comme un calque, on trouve d’autres équivalents : qu’on présume, semble-t-il, comme on le suppose, en toute probabilité, sans doute.

Contrairement à supposément4, dont le Trésor de la langue française donne au moins un exemple (de Julien Green), présumément n’a trouvé asile dans aucun dictionnaire français. Et il est à peine plus facile de le trouver dans les glossaires ou dictionnaires québécois; sauf erreur, il ne figure que dans le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui5. L’auteur s’abstient de parler d’anglicisme ou de québécisme, mais il donne plusieurs équivalents : selon toute probabilité, censément, supposément. (Un dictionnaire bilingue6, dont on attend toujours la mise à jour, donne un autre équivalent, à « presumably » : de toute évidence.)

Il y a plus de trente ans, une linguiste notait déjà que le terme était « très répandu dans la langue journalistique »7, et qu’il n’était pas attesté dans le français général. Les quatre exemples qu’elle donne, tous de La Presse, datent de la même année que le guide d’Irène de Buisseret. Ils sont à peu près sur ce modèle-ci : « deux femmes, présumément complices, ont subi des blessures » (14.12.72). De mon côté, j’en ai relevé quatre fois plus, aussi bien dans Le Droit ou Le Devoir que dans La Presse. Je me contenterai d’un exemple de chacun : « la Commission des groupes ethniques fut présumément constituée dans les années 80 » (Jean-V. Dufresne, Le Devoir, 13.9.89); « un programme complet et, présumément, rentable » (Adrien Cantin, Le Droit, 20.3.90); « un réseau de traficants [sic] dont les profits étaient présumément blanchis par des Québécois » (entrefilet, La Presse, 20.12.90).

Si le terme est effectivement fréquent dans la presse, il l’est nettement moins ailleurs. Je n’en ai trouvé que trois exemples. (Je crains que les lecteurs ne m’accusent d’avoir « dormi au gaz », comme disent les gens.) Mon premier est d’un professeur de pédagogie : « en démocratie, la loi, c’est moi qui la fais et moi qui la défais, sur la base, présumément, de la connaissance que j’en ai »8. Mon deuxième, d’un ex-député péquiste : « dans leur égarement, les libéraux sont présumément sincères»9. Et mon dernier, d’un grand vulgarisateur : « les promoteurs ont réussi à vendre à des gens présumément avisés un dossier qui était de qualité douteuse »10.

Mais si, malgré cette maigre récolte, je me permets de venir vous enquiquiner avec ce problème de langage (qui n’en est peut-être pas un pour vous), c’est qu’on commence à le voir dans la presse française. Témoin cette dépêche de l’Agence France-Presse : « un policier ayant présumément frappé à coups de pied et de poing un jeune homme » (13.11.05).

Il n’en fallait pas plus pour me pousser à aller fureter sur Internet. On est très loin des 700 000 occurrences de supposément, mais on en trouve quand même environ 40 000. Certes, il s’agit de sites canado-québécois* à 99,9 %, mais on peut supposer qu’il doit y avoir quelques centaines d’exemples qui viennent d’ailleurs. Et qui sont moins récents que je m’y attendais  – le site des droits de l’homme de l’ONU : « cette décision ne concerne pas le caractère présumément discriminatoire de la lettre de l’employeur » (12.8.88); une décision du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie : « une cassette vidéo présumément saisie à Inda-Bau » (19.1.98); Amnistie internationale : « faire traduire en justice les membres du Congrès présumément impliqués dans le scandale » (31.7.01); l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme : « M. Lekovic avait subi diverses pressions et menaces de la part de policiers présumément impliqués dans des crimes de guerre » (22.9.05).

Et il n’y a pas que les sites d’organisations internationales qui l’hébergent : « l’ensemble d’organisations qui se déplaçaient présumément dans leur secteur d’influence » (Indymedia Paris); « l’incroyable et malhonnête justification présumément théologique des reproductions » (L’Atelier des deux saints Jean); « l’autre sujet est l’aide apportée présumément à certains des auteurs des attentats » (El Correo de la Diaspora argentine).

Les Haïtiens semblent avoir un faible pour les mêmes adverbes « barbares » que nous. Comme ce fut le cas pour supposément, le journal Haïti Progrès me fournit plusieurs exemples : «  un groupe d’hommes lourdement armés et commandés présumément par l’ex-militaire haïtien André Billy » (4.12.02); « la commission a fait sa part de scandale au moins pour une somme présumément détournée par la mairesse adjointe » (2.2.05). Un collaborateur de Libération, Philippe Garnier, l’emploie : « il faut dire que c’était le genre d’homme qui prenait les gants pour s’arrêter de boire, et à qui il manquait un bout d’oreille, mordu et présumément avalé lors d’une rixe de rue ».

Et je termine cette litanie, qui pourrait se poursuivre encore longtemps, avec un rapport déposé à l’Assemblée nationale française : « la question posée portait sur la possibilité pour les Nations Unies de présenter une réclamation concernant un acte dommageable présumément commis par des terroristes » (présenté par le député Didier Quentin le 19 mars 2003).

Mais je sens que malgré ces exemples, il y a quelque chose qui vous chicote : c’est la formation de l’adverbe, peut-être? Comme son complice supposément, il serait formé sur le participe passé. Alors que d’après les grammairiens (Grevisse, Hanse), l’adverbe se forme plutôt à partir de l’adjectif; ainsi, avec présumable, cela devrait donner présumablement. Vous ai-je vu sursauter? Ce fut aussi ma réaction la première fois que je l’ai rencontré, dans le Trésor. Et pourtant, l’adverbe existe depuis… 1836 : « Présumablement les voyageurs répandaient la nouvelle de ce qui s’y passait », écrit Léon Gozlan, dans son roman Le notaire de Chantilly. Mais il a beau être bien formé, il ne semble pas avoir eu une descendance nombreuse. Un dictionnaire bilingue de la fin du 19e siècle, le Clifton-Grimaux11, l’enregistre, et puis après, plus rien. C’est du moins ce que je croyais, jusqu’à ce que j’aille naviguer sur la Toile… On y trouve 6 480 occurrences!

S’il est vrai que présumément est mal formé, il n’est pas le premier à l’avoir été à partir du participe passé adjectif. C’est aussi le cas de prétendument, par exemple (il faut dire que prétendu est le seul adjectif disponible). Mais ce qui est amusant, c’est qu’à sa création au 18e siècle, il a été taxé de barbarisme par un lexicographe de l’époque, Jean-François Féraud…

Enfin, je me dis que si notre « barbare » est parvenu à s’immiscer dans l’auguste enceinte de l’Assemblée nationale, le jour où l’Académie française entreprendra l’étude de présumer (elle vient de terminer onglette), elle pourrait bien être tentée de l’admettre. Avec une mise en garde, à la rigueur. Ce serait le début d’une sorte de consécration.

Retour à la remarque 1* Ancienne réviseure aux Débats de la Chambre des communes, Irène de Buisseret serait-elle étonnée de voir que le hansard, le journal des débats, l’emploie plus souvent qu’à son tour?

NOTES

  • Retour à la note1 Guide du traducteur, 1972, p. 48 (Deux langues, six idiomes, 1975, p. 35).
  • Retour à la note2 Dictionnaire québécois-français, Guérin, 1999.
  • Retour à la note3 Multidictionnaire de la langue française, Québec/Amérique, 2003.
  • Retour à la note4 Voir L’Actualité terminologique, vol. 1, 1, 2004, p. 11.
  • Retour à la note5 Jean-Claude Boulanger, Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, Dicorobert, 1992.
  • Retour à la note6 P. Daviault, J.-P. Vinay et Henry Alexander, Dictionnaire canadien, McClelland and Stewart, 1962.
  • Retour à la note7 Geneviève Offroy, Travaux de linguistique québécoise, Presses de l’Université Laval, 1975, p. 290.
  • Retour à la note8 Richard Joly, Notre démocratie d’ignorants instruits, Leméac, 1981, p. 115.
  • Retour à la note9 Pierre de Bellefeuille, L’ennemi intime, L’Hexagone, 1992, p. 26.
  • Retour à la note10 Laurent Laplante, Pour en finir avec l’olympisme, Boréal, 1996, p. 173.
  • Retour à la note11 E.-C. Clifton et A. Grimaux, A New Dictionary of the French and English Languages, Garnier, 1883.