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Mots de tête : « incidemment »

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité langagière, volume 2, numéro 2, 2005, page 13)

Incidemment, il en coûte cinq livres sterling au malin qui s’avise de tuer un de ces volatiles.
(H. Gagnon, Blanc et noir, 19441)

Les faux amis n’ont pas la cote. Pas plus aujourd’hui qu’il y a cent ans. Ils ont un air de faux jeton qui nous les fait fuir comme la peste. Ou les pourchasser sans répit. Mais parvient-on jamais à les exterminer? Malgré les efforts répétés des gardiens de la langue, « réaliser », attesté dès 1895, figure dans les dictionnaires depuis pas mal de temps. Plus récemment, « élaboré » s’est vu reconnaître le sens de « raffiné, recherché » (Dictionnaire de l’Académie). Et combien d’autres sont parvenus à s’acclimater, à devenir de vrais amis en quelque sorte? On pense par exemple à « approche », « attraction »,  « confort », « environnement », « ignorer »…

Il y a un faux ami qui connaît chez nous une grande popularité, incidemment, employé dans le sens de « soit dit en passant », « au fait », etc. Cela s’explique sans doute par la présence de « incidentally », mais aussi, je soupçonne, par notre goût pour les adverbes un peu longs, qui font sérieux. Ceux en « –ment » surtout. N’avons-nous pas inventé « presquement », « présumément », et peut-être même « supposément »? Et que dire de l’omniprésence de « possiblement »?

Il s’en faut à peine d’un petit lustre pour que cet usage parallèle d’incidemment ne soit centenaire. Jules Fournier2 l’emploie dans ses Souvenirs de prison, parus en 1910 :

Incidemment, Le Nationaliste avait été amené à dire son avis sur…

L’employons-nous régulièrement depuis? On peut le présumer, même s’il y a des trous béants entre mes exemples : 1910, 1944, 1992… Autrement, les défenseurs de la langue ne lui feraient pas la vie dure depuis quarante ans. En effet, dès 1967, on assiste à une offensive presque en règle contre cet usage. C’est d’abord l’ouvrage pionnier de Gérard Dagenais3, qui sera suivi en 1969 d’un obscur Guide du journaliste de la Presse canadienne et d’un ouvrage plus sérieux sur le français des affaires4. En 1970, c’est la parution du fameux répertoire d’anglicismes5, qui deviendra le Colpron à la troisième édition; la condamnation y est maintenue jusqu’aujourd’hui. L’année suivante, c’est au tour de Robert Dubuc6 de tenter de régler son sort à cet intrus. Marie-Éva de Villers7 prend la relève en 1988; elle aussi maintient sa sentence jusqu’à la dernière édition (2003). Même le mouton noir8 des dictionnaires québécois prend la peine de préciser que cet usage est condamné. Quelques années plus tard, deux auteurs rappellent que c’est un calque de l’anglais9. Enfin, pour clore cette litanie, mentionnons un ouvrage peu connu d’un professeur de français10 et le lexique du chroniqueur linguistique de La Presse11, tous deux parus en 2000, et suivis l’année suivante des « pièges » d’un conseiller linguistique de Radio-Canada12.

Avec cette bonne douzaine de condamnations, est-il utile de donner plein d’exemples pour montrer que nous l’employons? La preuve en est déjà faite. Mais je tiens néanmoins à mentionner le cas d’un journaliste d’origine française, qui semble s’être pris d’une véritable affection pour incidemment. Je l’ai rencontré une vingtaine de fois sous sa plume, la première remontant à 1992 : « Une question dont, incidemment, les libéraux de Jean Chrétien ont fait leur cheval de bataille » (Le Droit, 19.02.92). Et un ancien compatriote à lui, journaliste comme lui, l’emploie aussi – Pierre Foglia (La Presse, 10.03.05). J’ajouterais deux exemples d’un écrivain de chez nous, d’origine irlandaise cette fois : « Incidemment, le 10 août de l’année suivante… »13; « les querelles du jour, qui sont incidemment les mêmes que celles d’hier »14.

Mais vous devez commencer à vous demander si ce faux jeton n’aurait pas également réussi à tromper la vigilance des usagers hexagonaux. Eh bien, oui. Et pas n’importe lesquels. Je dirais même que mes exemples français – sauf le respect que je dois aux usagers canadiens – sont plus prestigieux que les autres. Le plus ancien est de cet attachant auteur, et fin styliste, qu’est Henri Calet :

Incidemment, Pauline m’a raconté les aventures de ce petit garçon d’ascenseur15.

Après lui, un journaliste dans son très beau récit sur la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène : « Incidemment, le guide a précisé que c’étaient des copies »16. Un romancier-historien d’origine arabe : « Il aurait précisé qu’il venait, incidemment, d’une famille de tradition musulmane »17. Et j’ai gardé les morceaux de choix pour la fin.

L’auteur du Parler croquant, Claude Duneton, semble ignorer qu’il s’agit d’un faux ami, puisqu’il l’emploie trois fois. D’abord, dans son ouvrage annonçant rien de moins que la mort du français : « Incidemment, ce lien de la communale explique partiellement certaines toquades de Céline »18. Ensuite, dans sa chronique du Figaro littéraire : « Incidemment, alors que la brouette à une seule roue fonctionne depuis… (07.03.02); « Ce carpite, incidemment, venait lui-même de l’italien carpita » (09.12.04).

Cela commence à ressembler à un aréopage : Calet, Kauffmann, Malouf, Duneton. Il n’y manque qu’un académicien. Eh bien, je vous l’offre. Et pas n’importe lequel! Le secrétaire perpétuel de l’Académie en personne :

Ce qui témoigne, incidemment, que la Compagnie dans son avis collectif peut toujours l’emporter sur celui du plus prestigieux de ses membres19.

Si le secrétaire perpétuel lui-même tombe dans le panneau, n’est-ce pas la preuve que ce sens est entré dans l’usage, et le bon? Car il faudrait être de mauvaise foi pour soupçonner Maurice Druon de laxisme. Dans ses billets, par exemple, il s’en prend encore à des termes comme « s’avérer », « expertise », « finaliser », etc. Son livre mérite néanmoins d’être lu. Il y a des rappels très utiles et intéressants. En outre, et je dois dire que ça m’a fait particulièrement chaud au cœur, il emploie une expression que j’ai défendue ici même il y a une vingtaine d’années (voir L’Actualité terminologique, octobre 1982; ou Mots de tête, Éditions David, p. 30) : « les organismes destinés, en principe et selon des vœux pieux, à protéger notre langue ».

Il est par ailleurs étonnant qu’à peu près personne n’ait songé à mettre nos cousins français en garde contre cet usage. Même le classique des dictionnaires de faux amis, le Kœssler/Derocquigny, n’en parle pas. Ce n’est qu’en 1988 que les Français apprendront, presque incidemment, qu’il faut s’en méfier, grâce à un nouveau Dictionnaire des faux amis20. Pourtant, l’exemple de Calet datait déjà de plus de trente ans.

J’ai même cru un moment que les Français avaient commencé avant nous à employer incidemment dans ce sens. Mais je n’en suis plus sûr. À vous de juger : « Jaurès venant de rappeler l’affaire Dreyfus, "incidemment, il annonce que dans la discussion du rapport sur l’élection de M. Syveton, il se propose de révéler à la tribune des faits nouveaux". » Le commentaire est de Robert Burac, présentateur des œuvres en prose complètes de Péguy (tome I, La Pléiade, p. 1769), et la citation entre guillemets anglais, qui est du journal La Petite République, date du 4 février 1903. Comme la citation est tronquée, il n’est pas facile de trancher, mais il semble bien qu’incidemment se rattache au verbe : il annonce incidemment, c’est-à-dire « en passant ». Il me reste quand même un doute, et si une âme charitable parvenait à retrouver la citation au complet, je lui offrirais volontiers un Mots de tête reconnaissant.

P.-S. : Dans son Histoire de la langue française, Ferdinand Brunot signale une variante qui aurait existé au 18e siècle, « incidentellement ». (Soit dit entre parenthèses (incidemment?), elle ne semble pas avoir fait de vieux os.)

NOTES

  • Retour à la note1 Hélène J. Gagnon, Blanc et noir, Montréal, Éditions de l’arbre, 1944, p. 112.
  • Retour à la note2 Jules Fournier, Souvenirs de prison, Montréal, Comeau & Nadeau, 2000, p. 53.
  • Retour à la note3 Gérard Dagenais, Dictionnaire des difficultés de la langue française au Canada, Montréal, Éditions Pedagogia, 1967.
  • Retour à la note4 André Clas et Paul Horguelin, Le français, langue des affaires, Montréal, McGraw-Hill, 1969, p. 212.
  • Retour à la note5 Gilles Colpron, Les anglicismes au Québec, Montréal, Beauchemin, 1970.
  • Retour à la note6 Objectif : 200, Montréal, Leméac, 1971.
  • Retour à la note7 Multidictionnaire des difficultés de la langue française, Montréal, Québec/Amérique, 1988.
  • Retour à la note8 Jean-Claude Boulanger, Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, Dicorobert, 1992.
  • Retour à la note9 Guy Bertrand, 400 capsules linguistiques, Montréal, Lanctôt Éditeur, 1999; Lionel Meney, Dictionnaire québécois-français, Guérin, 1999.
  • Retour à la note10 Yvon Delisle, Mieux dire, mieux écrire, Sainte-Foy (Québec), Éditions Septembre, 2000.
  • Retour à la note11 Paul Roux, Lexique des difficultés du français dans les médias, Les Éditions La Presse, 3e édition, 2004, p. 153.
  • Retour à la note12 Camil Chouinard, 1300 pièges du français parlé et écrit au Québec et au Canada, Montréal, Libre Expression, 2001.
  • Retour à la note13 Jean O’Neil, Le fleuve, Libre Expression, 1995, p. 168.
  • Retour à la note14 Montérégiennes, Libre Expression, 1999, p. 186.
  • Retour à la note15 Le croquant indiscret, Grasset, coll. Cahiers rouges, 1955, p. 74.
  • Retour à la note16 Jean-Paul Kauffmann, La chambre noire de Longwood, Folio, p. 154; Table ronde, 1997.
  • Retour à la note17 Amin Malouf, Les identités meurtrières, Livre de poche, p. 18; Grasset, 1998.
  • Retour à la note18 La mort du français, Plon, 1999, p. 84.
  • Retour à la note19 Maurice Druon, Le « Bon Français » de Maurice Druon, Éditions du Rocher, 1999, p. 143. Billet paru dans le Figaro (18.10.97).
  • Retour à la note20 Jacques Van Roey, Sylviane Granger et Helen Swallow, Dictionnaire des faux amis, Duculot, 1988.