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L’innovation et la norme dans les pratiques de rédaction non sexistes

Céline Labrosse
(L’Actualité langagière, volume 3, numéro 1, 2006, page 22)

Article rédigé en nouvelle orthographe.

Le langage non sexiste est à l’ordre du jour depuis une bonne trentaine d’années dans la francophonie canadienne. S’il a laissé ses premières empreintes dans les milieux féministes, syndicaux et communautaires, il s’est depuis répandu progressivement dans nombre de sphères sociales, quoique inégalement. En effet, les règles grammaticales non sexistes sont appliquées parfois de façon systématique, parfois de façon aléatoire. Tôt ou tard, les comités de rédaction se doivent de prendre position.

Les premières innovations – et le mot innovation porte ici tout son sens puisque des titres féminins hors norme ont alors émergé, sans l’approbation des dictionnaires – ont été partout sanctionnées, du plus petit milieu de diffusion jusqu’au plus grand. La plupart figurent à ce jour parmi les recommandations officielles des divers gouvernements (notamment le Québec1 et l’Ontario2). Ainsi pouvons-nous constater que même les plus récalcitrants semblent avoir emboité le pas, acceptant aujourd’hui tout naturellement une députée, une policière, une procureure, une peintreetc., malgré la désapprobation notoire de l’Académie française.

Or, le fait que le mouvement en faveur d’un langage égalitaire soit issu de la base, à savoir de gens de toutes allégeances à la recherche de solutions innovatrices, a entrainé des variations : deux ou trois formes, voire deux ou trois normes. Ainsi, là où les conformistes s’en remettent, par exemple, à la forme traditionnelle une contrôleuse, les innovateurEs optent pour une contrôleure, conformément à la tendance à substituer aux finales en -euse et en -trice la forme en -eure dans tous les corps d’emploi, en particulier au Québec3. En France, une linguiste constate également cette préférence pour certains féminins en -eure chez les jeunes4.

Or, quelle forme est acceptable et acceptée? Laquelle adopter? Celle en -euse ou celle en -eure? Et peut-on se permettre d’innover? Ce questionnement vaut pour une multitude d’autres cas. Ainsi le nom successeur, exclusivement du genre masculin dans les dictionnaires, se voit cantonné dans cette catégorie par le Multidictionnaire de la langue française (2003) dans une note au ton sans appel : « Ce nom ne comporte pas de forme féminine. » Or, une successeure se rencontre dans des journaux et des publications gouvernementales s’inspirant apparemment de la norme.

« À la fin du projet pilote, Condition féminine Canada et la chercheuse évalueront le projet et formuleront des recommandations à l’intention d’une éventuelle successeure. » Perspectives, printemps 1997

« Nicole René, qui préfère ne pas commenter son départ avant l’arrivée de sa successeure, n’avait de toute évidence pas prévu ce changement de cap. » Le Devoir, 29-06-2005

Ces deux « fautes » ou, selon le point de vue, ces deux innovations, ne font probablement qu’annoncer un usage qui a d’ailleurs commencé à s’implanter. Afin de démontrer l’existence souvent insoupçonnée de ces mots hors norme, j’ai constitué à partir d’une documentation variée un corpus réparti de la manière suivante : les publications gouvernementales, les revues et magazines, les journaux montréalais de grande diffusion et, enfin, les autres documents. Ce premier article fait état des résultats de l’analyse des deux premiers types de documents. Notons que toutes ces formes féminines sont absentes des dictionnaires Le Petit Larousse (2006), le Multidictionnaire de la langue française (2003) et le Petit Robert (2006), respectivement PLI, MD et PR. Le corpus n’est pas exhaustif et ne contient pas nécessairement les premières attestations des formes recensées. Les contextes peuvent être consultés à l’adresse suivante : www.langagenonsexiste.ca. Enfin, pour que les mots soient intégrés au corpus, il faut qu’on en ait relevé plusieurs occurrences.

Les publications gouvernementales

L’équipe de rédaction des publications gouvernementales scrute généralement ce qui se passe sur le terrain et exerce un filtrage. Comme l’image du gouvernement est en jeu, on peut s’attendre à ce que ces écrits fassent office de norme en ce qu’ils confirment des pratiques langagières de la communauté, ce qui incite la population à les reproduire.

Les revues et magazines

Dans le milieu des revues et magazines, les équipes de révision influencent considérablement leur lectorat, devenant ainsi des instances normatives. À cet effet, une lexicographe souligne que pour qu’un mot soit intégré dans l’Oxford English Dictionary, on considère généralement qu’il doit avoir figuré à trois reprises dans diverses publications sur une période raisonnable; toutefois, précise-t-elle, « une seule citation ou deux peuvent suffire si elles sont extraites d’un magazine scientifique populaire »5.

Les données sont ventilées en sous-catégories :

Les formes féminines bivalentes (ou épicènes), c’est-à-dire se terminant en -e et sans autre modification que celle du déterminant :

Une apôtre (Collections numérisées du Canada, Industrie Canada, 1998)

Une membre (Condition féminine Canada, 2004) « Attention, ce nom ne comporte pas de forme féminine. » (MD)

Une messie (Madame au foyer, 1999)

Les formes féminines bivalentes, sans -e final :

Une numéro (Parlement du Canada, 1996)

Une substitut (Commission de la fonction publique, Québec, 2001-2002). Nom masculin, mais une ouverture du PR : « Note : on trouve au féminin la substitut mais la forme normale est la substitute. »

Une sujet (Ministère de l’éducation du Québec, 1999). « Comme nom, le mot ne s’emploie qu’au masculin. » (MD). Dans le PLI et le PR, on considère une sujette comme féminin régulier.

Une supporter (Parlement du Canada, 1998). Mot absent du MD; les deux autres dictionnaires font mention du féminin une supportrice.

Une témoin (Territoire du Yukon, 2002). « Ce nom ne comporte pas de forme féminine. » (MD). Nom masculin, mais une ouverture du PR : « Le féminin, rare, est la témoin. »

Une vis-à-vis (Assemblée nationale du Québec, 2005). « Ce nom s’emploie au masculin, même s’il désigne une femme. » (MD)

Une gangster (L’Actualité, 1997)

Les formes féminines bivalentes à l’oral, c’est-à-dire identiques à l’oral :

Une artilleure (Parlement du Canada, 2001)

Une chroniqueure (Commission de la capitale nationale, Québec, 2000-2001). Les trois dictionnaires ne reconnaissent qu’une chroniqueuse.

Une collecteure de fonds (Condition féminine Canada, 1997). Les trois dictionnaires ne reconnaissent qu’une collectrice.

Une défenseure (Condition féminine Canada, 1997). Le PR est le seul à reconnaitre une forme féminine (la défenseur) et ajoute une remarque dans l’article : « Au féminin, on trouve aussi défenseure et parfois défenseuse (mal formé). »

Une évaluateure (Conseil du Trésor, Québec, 1999). Mot masculin dans le PLI. Le MD et le PR présentent une évaluatrice comme forme féminine.

Une facteure (Commissariat à la protection de la vie privée, Canada, 1999). Les trois dictionnaires ne reconnaissent qu’une factrice.

Une inventeure (Condition féminine Canada, 1991). Les trois dictionnaires ne reconnaissent qu’une inventrice.

Une acteure (Recto Verso, 2000). Les trois dictionnaires ne reconnaissent qu’une actrice.

Une éditeure (Émeraude, 1997). Les trois dictionnaires ne reconnaissent qu’une éditrice.

Une pasteure (Femmes suisses, 1998). Nom masculin dans le PLI et le Multidictionnaire de la langue française. Le PR, qui exemplifie une pasteur, ajoute cette remarque en fin d’article : « Au féminin, on trouve aussi pasteure sur le modèle québécois. »

Une précurseure (Madame au foyer, 1999). « Ce nom ne s’emploie qu’au masculin. » (MD). Le PR reconnait une précurseur et ajoute, dans l’article : « Au féminin, on écrit aussi parfois précurseure sur le modèle québécois. »

Une prédécesseure (L’Actualité, 2005). « Ce nom ne s’emploie qu’au masculin. » (MD). Le PR reconnait une prédécesseur et ajoute, dans l’article : « Au féminin, on écrit aussi parfois prédécesseure sur le modèle québécois. »

Une rédacteure (Criminologie, 2005). Les trois dictionnaires ne reconnaissent qu’une rédactrice.

Une travailleure (L’Autonome, 2005). Les trois dictionnaires ne reconnaissent qu’une travailleuse.

Une visiteure (L’infirmière du Québec, 2003). Les trois dictionnaires ne reconnaissent qu’une visiteuse.

Une individue (publication du Regroupement des centres de santé des femmes du Québec, 1995)

Les formes féminines divergentes, c’est-à-dire avec une suffixation différente au féminin et au masculin (-ane, -an; -ière, -ier; -ante, -antetc.) :

Une grande argentière (Commission des relations de travail dans la fonction publique, Canada, 2004)

Une aumonière (Service correctionnel du Canada, 2003)

De ces données partielles émergent deux constats relatifs à l’évolution des genres dans la langue française : d’abord, une forte propension à attribuer le genre féminin aux femmes et les formes masculines aux hommes. En effet, des mots masculins se dédoublent maintenant au féminin dans divers milieux officiels, malgré l’interdiction des dictionnaires.

Puis, cette assignation du genre, digne d’intérêt, tend à prendre forme par la voie du déterminant plutôt que par suffixation : une substitut (malgré la préférence du PR pour la forme « normale » une substitute), une sujet (laquelle forme va aussi à l’encontre de la forme traditionnelle une sujette rapportée dans deux dictionnaires) et une supporter (sur le modèle des autres mots empruntés de l’anglais : une globe-trotter, une leaderetc.). C’est dans le même esprit que s’inscrivent d’ailleurs les alternances -eur/-eure et -teur/-teure : aucune distinction à l’oral, sauf par le déterminant.

Enfin, on notera avec intérêt que le « modèle québécois » faisant honneur aux finales en -eure est mentionné trois fois dans des articles du Petit Robert. Étonnamment, c’est le Multidictionnaire de la langue française, un dictionnaire du Québec, qui parait le plus réfractaire, sinon le plus hostile, aux formes féminines avec ses nombreuses remarques à saveur puriste. Comme s’il y avait excès de prudence.

En somme, les nombreuses différences relevées entre les trois dictionnaires s’avèrent fort éloquentes et montrent que la norme brille par sa pluralité plutôt que par son unicité, même dans les ouvrages normatifs. (À suivre)

NOTES

  • Retour à la note1 Au féminin. Guide de féminisation des titres de fonctions et des textes, Québec, Office de la langue française, Direction des services linguistiques, 1991. À noter qu’un autre guide devrait paraitre en 2006.
  • Retour à la note2 À juste titre. Guide de rédaction non sexiste, Ontario, Direction générale de la condition féminine de l’Ontario, 1994, 1998, 2005.
  • Retour à la note3 Sylvie Lachance, La concurrence suffixale en -eur (-euse) et -eux (-euse) en français québécois, mémoire de maitrise, Université Laval, 1988; Céline Labrosse, Regard féministe sur la norme grammaticale française : propositions de désexisation et application dans le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1993), thèse de doctorat, Université Laval, 1996.
  • Retour à la note4 Emmanuelle Cartignies, « Enquête en milieu hospitalier dans la région de Provins », dans Anne-Marie Houdebine-Gravaud (dir.), La féminisation des noms de métiers. En français et dans d’autres langues, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 161-172.
  • Retour à la note5 Bernadette Paton, « New-word lexicography and the OED », Dictionaries. Journal of the Dictionary Society of North America, 1995, p. 83.