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Les anglicismes insidieux

Jean Delisle
(L’Actualité terminologique, volume 31, numéro 3, 1998, page 10)

Cet article est paru intégralement en nos pages en 1987. Comme il n’a rien perdu de sa pertinence (sauf pour certains usages désormais admis), nous le présentons de nouveau à nos lecteurs. Seules l’introduction et la conclusion se trouvent écourtées quelque peu, avec l’autorisation de l’auteur.

Les guetteurs au créneau du patrimoine linguistique (traducteurs, terminologues, grammairiens, professeurs, linguistes et chroniqueurs de langue) ont souvent emprunté des métaphores du domaine militaire pour décrire les dangers que représente la horde des anglicismes pour la langue française parlée au Canada, langue que l’on dit menacée, en péril. Les mots anglais apparaissent comme des envahisseurs, des intrus qu’il faut pourchasser sans relâche et bouter hors des frontières. Cette xénophobie lexicale fait en sorte que bien peu de mots anglais réussissent à être naturalisés sous leur forme originale en français au Canada, alors que les francophones d’Europe, eux, pour des raisons qu’il n’y a pas lieu d’exposer ici, sont beaucoup plus accueillants envers les mots étrangers.

Le pot de terre

Si certains de nos langagiers jugent nécessaire de franciser des mots tels que hamburger, muffin, pizza-burger, T-shirt, root beer, bulldozer, mots dont les équivalents proposés ont fait couler beaucoup d’encre, les lexicographes du Petit Larousse n’hésitent pas quant à eux, à faire figurer dans l’édition de 1987 de leur dictionnaire les expressions « adopter un profil bas1 » (to keep a low profile), « bicross » (qu’on appelle au Québec un vélo tout terrain), « fioul » (francisation phonétique et fantaisiste de fuel, connu ici sous le vocable de mazout) et rafting (descente en eaux vives). C’est assez dire à quel point les attitudes linguistiques divergent de part et d’autre de l’Atlantique. Mais voilà, le Québec et les autres régions francophones du pays se trouvent dans la situation du pot de terre par rapport au pot de fer anglo-saxon qu’ils côtoient quotidiennement. Les moyens de protection mis en œuvre sont à la mesure du danger.

La majorité visible

Il est relativement facile de faire la chasse aux anglicismes lexicaux, car ceux-ci peuvent être isolés assez aisément, les mots les plus « trompeurs » étant ceux qui n’ont pas la même extension sémantique dans les deux langues, tels que responsible et « responsable », control et « contrôle », et combien d’autres. En outre, une batterie imposante d’ouvrages correctifs et normatifs traitent de la vaste catégorie des anglicismes lexicaux et proposent aux usagers des équivalents français à leur substituer.

Mais l’influence de l’anglais ne se manifeste pas uniquement sur le plan lexical. Dans la suite du présent article, je donne au mot anglicisme le sens élargi d’empreinte (plutôt qu’emprunt) de la langue anglaise sur la française. Je tenterai de montrer au moyen d’exemples que le français soumis à une dose massive de traduction subit de nombreuses interférences insidieuses dues au phénomène que je qualifie de mimétisme interlinguistique.

La nocivité des traductions médiocres, a écrit Jean Darbelnet, n’a pas l’évidence des fautes de grammaire caractérisées; elle est plus insidieuse et par conséquent plus dangereuse. Il s’agit presque toujours d’une légère déformation qui porte atteinte au génie de la langue2.

Par « génie de la langue », il faut entendre ses tendances, ses préférences pour certaines tournures ou alliances de mots, sa façon d’articuler un message, de présenter une idée, bref, tout ce qui se situe au-delà du lexique lui-même, ou plus précisément, tout ce qui conditionne les moyens d’expression et que l’usage a consacré.

Il n’est aucunement dans mes intentions de faire ici le procès des traducteurs professionnels. Bien au contraire. Mais ces spécialistes du « choc des langues » ne sont pas les seuls, malheureusement, à pratiquer l’art difficile de la traduction. Pour un traducteur professionnel rompu à son métier, combien de pseudo-traducteurs tombent tête baissée dans les innombrables pièges tendus par la langue anglaise!

Voyons donc des exemples de ce phénomène de contamination insidieuse.

La surtraduction

La surtraduction donne lieu à de nombreux équivalents appartenant à la langue de traduction, cette langue hybride, composite, qui n’est ni française ni anglaise. Des éléments du signe anglais restent présents en français, alors que normalement ils devraient disparaître. Ainsi, dans la traduction « Stationnement interdit en tout temps » (no parking at any time), « en tout temps » est inutile et constitue un exemple de surtraduction. Si l’on veut vraiment insister, on peut dire « Défense absolue de stationner » ou « Il est strictement interdit de stationner ». On pèche aussi par surtraduction quand on écrit « les termes et les conditions d’un contrat » (terms and conditions), au lieu de « stipulations », « conditions » ou « modalités »; « vols de correspondance » (connecting flights) dans les aérogares, au lieu de « correspondance »; « cirage de soulier » (shoe polish), au lieu de « cirage » tout simplement; un « chèque au montant de 10 $ » (a check in the amount of…) au lieu d’un « chèque de 10 $ ». Au bas des contrats rédigés en anglais, il est écrit : Signed, Sealed and Delivered… C’est se rendre coupable de surtraduction que de traduire chacun de ces mots, car le français se contente de dire « Fait à… ». L’anglais transparaît aussi sous le syntagme « étudiant d’université » (university student). Dans tous ces cas d’anglicismes camouflés résultant d’une surtraduction, l’anglais déteint sur le français.

L’économie par évidence

L’économie par évidence est un procédé qui consiste à traduire implicitement ce qui est explicite en anglais mais superflu en français en raison de la logique ou des habitudes linguistiques des locuteurs francophones. Les bons traducteurs y ont recours pour éviter la surtraduction. En voici deux courts exemples :

The 68 biggest arts groups in Canada attracted a full third of our population to spend money and time on attendance.

Les 68 principaux groupes artistiques au Canada ont attiré un bon tiers de la population à leurs spectacles.

CIA has some three dozens American newspeople on its payroll, including five who work for general circulation news organizations.

Les services de la CIA comptent une trentaine de journalistes américains, dont cinq travaillent dans des organes d’information de masse.

Les passages en caractères gras sont superflus en français. Il en va de même de sit down dans des énoncés tels que to sit down and negotiate. C’est traduire servilement que de préciser que les parties « se sont assises et ont négocié ». Et pourtant, combien de journalistes pressés, alimentés de dépêches anglaises, tombent dans ce piège. En n’appliquant pas le principe de l’économie par évidence, on aboutit parfois à des impropriétés, comme c’est le cas dans l’exemple suivant :

Disconnect power supply before servicing. (Séchoir à air chaud)

Débrancher l’alimentation électrique avant l’entretien.

Il aurait mieux valu écrire « Débrancher le séchoir (ou l’appareil) avant l’entretien », puisque le verbe « débrancher » signifie « couper le courant électrique ». N’ayant pas su résister à la tyrannie de la forme anglaise, le traducteur a commis un pléonasme.

You / On

Par ailleurs, les traducteurs non avertis traduisent par « vous » le pronom « you », là où s’impose en français une tournure impersonnelle. Les Américains donnent souvent à ce pronom « familier » la valeur d’un « on », valeur attestée par un grand nombre de proverbes anglais (If you wish to ride far spare your steed : Qui veut voyager loin, ménage sa monture / You could have heard a pin drop : On aurait entendu une mouche voler). Voici un exemple en contexte :

As you enter the Engineering Division of Sarvodaya, you are greeted by hundreds of metal chairs in the making. As you pick your way through the stacks of chairs and bundles of metal rods, the hammering inside the workshop gets louder.

En entrant dans la section d’ingénierie de Sarvodaya, on aperçoit des centaines de chaises métalliques en cours de fabrication. À mesure que l’on se fraye un chemin à travers les piles de chaises et les amoncellements de tiges de métal, le bruit des marteaux dans l’atelier s’intensifie.

Sans faire aucune entorse à la syntaxe française, le mimétisme aurait eu néanmoins pour effet de donner à la version traduite un ton abusivement familier tout en laissant transparaître encore une fois l’empreinte de l’anglais sous les mots français.

Les anglicismes de fréquence

Le style traduction, mauvais par définition, fait un abus du verbe « devenir » (to become), comme l’a déjà remarqué le traducteur québécois Jacques Poisson3 : « en 1896, Laurier devient le premier premier ministre de langue française du Canada ». En français libre, c’est-à-dire non asservi à la démarche de l’anglais, on a moins tendance à donner dans cette stéréotypie :

Porté au pouvoir en 1896, Laurier est le premier Canadien français à diriger le gouvernement fédéral.

On lit dans le Grand Larousse : « (Blériot) effectua la première traversée de la Manche en aéroplane, le 25 juillet 1909. » « Le premier satellite artificiel fut lancé d’U.R.S.S., le 4 octobre 1957. » En style traduction fortement teinté d’anglais, ces deux phrases se liraient à peu près ainsi : « Le 25 juillet 1909, Blériot devint le premier homme à traverser la Manche en aéroplane. » « Le 4 octobre 1957, l’U.R.S.S. devint le premier pays du monde à lancer un satellite artificiel. » Ces subtils anglicismes de fréquence ont pour effet d’appauvrir la langue française en laissant dans l’ombre de nombreuses tournures syntaxiques et idiomatiques.

Nombreux sont les anglicismes de fréquence de cette nature. « Au cours des deux dernières décennies » est une formulation beaucoup moins courante que During the last two decades que rend mieux en français « Au cours des vingt dernières années ». Every effort must be made to : sous la plume des traducteurs inexpérimentés, effort est invariablement traduit par « effort » : « Il faut déployer tous les efforts pour… » Rarement surgissent à leur esprit des formulations telles que « Il faut tout tenter pour »; « Il faut tout mettre en œuvre pour »; « Il faut s’employer activement à ».

L’auxiliaire should donne aussi lieu à des anglicismes de fréquence si on le traduit systématiquement par « devoir » :

Changes to the record should be reported in the first block.

Inscrire les changements à apporter au dossier dans la première case. (Comparez : « les changements doivent être apportés ».)

Solution de facilité et indice d’une indigence de vocabulaire, le mimétisme abusif sous toutes ses formes a un effet réducteur : il appauvrit le vocabulaire français. Ce phénomène est tout particulièrement perceptible là où une langue est massivement traduite. C’est le cas au Canada où bilinguisme est largement synonyme de « traduit de l’anglais ». La traduction par mimétisme entraîne une « usure de la langue », un affaiblissement de ses moyens d’expression et de son caractère idiomatique.

Coordination, étoffement, calques

La coordination peut aussi être une source d’anglicismes camouflés. On sait qu’elle n’obéit pas aux mêmes règles dans toutes les langues. Il est souvent préférable, en passant de l’anglais au français, de recourir à la subordination là où l’anglais procède à l’agencement des idées par coordination ou simple juxtaposition.

The concept of tax shelters is simple: you invest and save tax.

Le principe des abris fiscaux est simple : on réalise un investissement tout en réduisant ses impôts. (Comparez : « on investit et on réduit ses impôts ».)

Les anglicismes par manque d’étoffement sont aussi très fréquents. I regret the difficulties you have with the Post Office. Cet énoncé rendrait un son faux en français si on le traduisait littéralement : « Je regrette les difficultés que vous avez éprouvées avec le service de la poste. » Mais dans ce genre de message, le français affectionne la tournure négative : « Je regrette que les services de la poste ne vous donnent pas entière satisfaction. » Cet exemple illustre bien l’incessant travail de réflexion auquel doit s’astreindre le traducteur animé du souci de préserver les qualités de la langue vers laquelle il traduit et de jouer efficacement son rôle de communicateur professionnel.

Et que dire de tous les comparatifs elliptiques qui émaillent les textes anglais. Les traducteurs chevronnés savent qu’il ne faut pas les traduire littéralement. To work harder, c’est « redoubler d’effort », « mettre les bouchées doubles  », ce n’est pas « travailler plus fort », si l’original anglais ne précise pas l’autre membre de la comparaison. « L’organisme a accru (intensifié) sa participation à ce projet » est une formulation correcte et préférable à « L’organisme a pris une part plus active à ce projet », calquée de l’anglais. De même Greater Federal/Provincial Cooperation, c’est le « Resserrement de la coopération fédérale-provinciale ». Bien peu de faux traducteurs savent éviter ce traquenard.

Les pronoms « en » et « y » étant inconnus en anglais, on commet des anglicismes syntaxiques si l’on omet de les introduire dans certaines tournures. Ainsi, dans un manuel, on écrit : « Je pense à un nombre, j’y ajoute trois » et non « j’ajoute trois » ou pire encore « je lui ajoute trois » comme le suggère I add to it.

Les calques syntaxiques du style traduction sont aussi particulièrement insidieux. Les deux cas les plus répandus au Canada français et qu’on retrouve de plus en plus dans les publications françaises (revues et journaux) sont les structures du type « la troisième plus grande ville au pays » (la troisième ville au pays) et « En 1972, lorsqu’il a été élu… » (Lors de son élection en 1972…). Mais il y en a une foule d’autres : « le dernier vingt dollars » (the last twenty dollars) au lieu de « les vingt derniers dollars »; « pendant un bon dix heures » (during a good ten hours) au lieu de « pendant dix bonnes heures ». C’est aussi sous l’influence de l’anglais qu’ont été formées les raisons sociales : Picard Surgelés, Vidéo Club et Perly Auto-Lave (car wash). Bien que le français ait déjà admis « libre-service », il reste que la démarche naturelle de cette langue est de désigner d’abord, de qualifier ensuite. Contrairement à l’anglais, le déterminé se place habituellement avant le déterminant. Il serait donc plus conforme aux habitudes d’expression des locuteurs français de dire les Surgelés Picard, un Club vidéo, un Lave-auto. Subtils anglicismes encore une fois.

La couleur idiomatique

Le mimétisme interlinguistique pratiqué par les traducteurs incompétents peut avoir pour effet de vider les traductions françaises de leurs couleurs idiomatiques. Ces traductions asservies à l’anglais sont exsangues, cadavériques, inexpressives, sans originalité, sans vie.

Un fabricant de jouets a mis sur le marché un produit qu’il a baptisé WET BANANA. Il s’agit d’une bande plastique jaune d’un mètre sur dix qu’on étend sur une surface plane gazonnée. Fixée au bout d’un tuyau d’arrosage, une banane aussi en plastique et perforée de petits trous, forme un rideau de pluie qui garde mouillée la surface de ce « tapis » sur lequel les enfants, vêtus de leur maillot, s’élancent et glissent sur le ventre ou sur le dos. En français, on a donné à ce jeu le nom de « banane mouillée ». Cette traduction n’évoque absolument rien, si ce n’est l’original anglais… Comment ne pas associer à ce jouet sur lequel on glisse l’image de la « peau de banane » dont les cinéastes tirent tant d’effets comiques? Par servilité à la désignation anglaise, le traducteur a raté ici une belle occasion de faire preuve d’imagination. Succombant au mimétisme, il a privé sa traduction d’une image qui aurait eu une résonance beaucoup plus forte que « banane mouillée », équivalence qui plaît sûrement aux tenants inconditionnels de la littéralité, mais qui brille par sa platitude et son insignifiance. Le traducteur n’est pas un singe, mais un communicateur. « Son premier devoir est de s’émanciper de la tyrannie de la forme4. »

Voici un deuxième exemple. La société Kellogg a mis sur le marché une nouvelle marque de céréales baptisée JUST RIGHT. Sur la boîte, on peut lire :

A unique taste sensation that’s just right.

It’s just right for starting your day.

C’est peu subtil, mais correct. Voyons la version française :

Un goût unique qui plaît à juste titre.

Rien de plus juste pour commencer la journée.

Pas très heureux comme traduction. S’étant cru prisonnier de la formulation anglaise (et peut-être même des diktats des grands-prêtres du service du marketing de la société), le traducteur a « forcé » le sens de la locution « à juste titre », et plus encore celui du mot « juste » dans le deuxième énoncé. De toute évidence, il a voulu rappeler le nom de la marque, qui n’est pas francisée bien entendu.

Voilà un autre triste exemple d’anglicisme par mimétisme. Jamais il ne viendrait à l’esprit d’un publicitaire d’expression française de donner à une marque de céréales le nom de « juste titre ». En outre, si le traducteur ne s’était pas senti lié par la contrainte imposée par le nom de la marque JUST RIGHT, il aurait sûrement traduit It’s just right for starting your day par « Rien de mieux pour commencer la journée du bon pied ». La formulation banale et incorrecte « Rien de plus juste pour commencer la journée » ne veut strictement rien dire. Ce n’est pas français. Le traducteur joue faux sur un instrument mal accordé. Plus exactement, il essaie de jouer de la trompette avec un archet. Calqué sur le modèle anglais, cet énoncé appartient au style traduction. « Le traducteur ne doit pas être l’esclave des parties du discours5. »

L’emploi abusif du mot « juste » dans la version française a pour effet d’envelopper la formulation dans une sorte de flou sémantique et de compromettre la clarté de l’expression. Cet emploi impropre brouille la communication. Multipliées à des milliers d’exemplaires, de telles traductions inachevées, mal digérées, finissent par avoir un effet asphyxiant sur la langue et la pensée. On sous-estime trop le tort immense que font subir à la langue les faussaires du vocabulaire. Car tant vaut la langue, tant vaut la pensée, et vice versa. S’il est vrai que les emprunts utiles et justifiés sont l’oxygène d’une langue, et la traduction d’œuvres étrangères, l’oxygène d’une culture, le mimétisme qui détourne le sens des mots et supprime le caractère idiomatique d’une langue est un virus redoutable.

Les bons traducteurs, enfin, ont appris à respecter la démarche propre aux langues vers lesquelles ils traduisent. Pour y arriver, il leur faut procéder à des réagencements parfois assez radicaux afin de préserver la richesse idiomatique et la langue d’arrivée, sa façon originale de décrire la réalité. Soit l’inscription suivante figurant sur la porte d’une chambre d’hôtel :

Due to the heavy demand for rooms and the high percentage of patrons who arrive before noontime, we respectfully request your cooperation in making available, as early as possible, your particular room on the day of your departure.

Toute tentative de traduction littérale ou mot à mot serait fatale. Pour contourner la difficulté, il faut s’éloigner de la structure anglaise et y substituer une équivalence de message, c’est-à-dire choisir une formulation conforme aux habitudes d’expression des locuteurs francophones. On aboutit alors à la reformulation suivante :

La Direction vous saurait gré de bien vouloir libérer votre chambre le plus tôt possible le jour de votre départ, car beaucoup de clients souhaitent occuper leur chambre avant midi le jour de leur arrivée.

En attaquant la phrase par « La Direction vous saurait gré… », on évite de plier la langue française aux formes du moule de l’anglais et de commettre un anglicisme de démarche.

Conclusion

Les anglicismes de fréquence, de coordination, de démarche ou ceux qui résultent de la surtraduction, d’un calque syntaxique ou d’un manque d’étoffement sont des empreintes laissées par l’anglais sur la langue française. Ils sont doublement insidieux. D’une part, ce sont des chausse-trappes dans lesquelles tombent presque inévitablement les traducteurs amateurs qui dissocient mal les langues et, d’autre part, ils sont insidieux comme on dit d’une maladie qu’elle est insidieuse, c’est-à-dire « dont l’apparence bénigne masque au début la gravité réelle ».

La catégorie d’anglicismes étudiés ci-dessus, et dont la liste est loin d’être exhaustive, a, en effet, des conséquences d’autant plus graves sur la langue d’arrivée, en l’occurrence le français, que ce sont les fondements mêmes de cette langue massivement traduite qui sont sapés, c’est-à-dire son mode d’articulation, ses propriétés expressives, ses résonances symboliques, son caractère idiomatique. La richesse d’une langue ne tient pas qu’à son vocabulaire. Bénin en apparence, le mal décrit ici peut gangrener jusqu’à la pensée elle-même. Déjà en 1916, le traducteur et auteur Louvigny de Montigny avait bien saisi l’ampleur du danger : « … la syntaxe étant la construction de la langue, un langage joignant des mots français par une syntaxe anglaise devient littéralement un travail de démolition, une œuvre de destruction et de ruine6».

Aucune attention ne doit être donnée à cette affaire. (No attention to be given to that matter.)

Le Québec sait faire. (Quebec knows how.)

Au meilleur de mon jugement. (To the best of my judgment.)

De tels anglicismes de structure sont une source d’ambiguïté et de brouillage de la communication. Ils chambardent l’édifice sémantique du français, et c’est pourquoi ils sont si pernicieux.

S’il est relativement facile d’éradiquer un anglicisme lexical, il n’en va pas de même des anglicismes d’articulation. « Le violon, disait Ingres, est un instrument qui ne supporte pas la médiocrité. » La traduction non plus. « Si, au Canada, les deux langues officielles étaient le français et le chinois ou le japonais, si entre elles n’existait pas une parenté latine, que de traquenards, tendus aujourd’hui comme hier à nos traducteurs, disparaîtraient sur le coup!7 ». Mais l’histoire en a décidé autrement, et la traduction y occupe une place très importante dans toutes les sphères d’activité. Ce qui faisait dire à Pierre Daviault que « la langue, surtout la langue écrite, sera dans une large mesure, ce que sera la traduction8 ». C’est dire la lourde responsabilité qui repose sur les épaules des traducteurs.

Notes et références

  • Retour à la note1 « Adopter un profil bas : choisir un programme d’action minimal. » Cette définition ne rend pas le sens de l’expression to keep a low profile, qui signifie « rester dans l’ombre », « s’effacer », « essayer de ne pas se faire remarquer », « se faire tout petit », « tâcher de passer inaperçu », « se tenir coi », « se faire oublier ».
  • Retour à la note2 Jean Darbelnet, « La traduction, voie ouverte à l’anglicisation », dans Culture vivante, nos 7/8, 1968, p. 44.
  • Retour à la note3 Le Devoir, 2 juillet 1968, p. 4.
  • Retour à la note4 Jean Darbelnet, op. cit., p. 45.
  • Retour à la note5 Jean Darbelnet, Regards sur le français actuel, Montréal, Les éditions Beauchemin, 1964, p. 63.
  • Retour à la note6 Louvigny de Montigny, La langue française au Canada, Ottawa, 1916, p. 187.
  • Retour à la note7 Séraphin Marion, « Traducteurs et traîtres dans le Canada d’autrefois », dans Les Cahiers des dix,  34, 1969, p. 103.
  • Retour à la note8 « La langue française au Canada ». Commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, lettres et sciences au Canada. Ottawa, Imprimeur du Roi, 1951, p. 38.