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Mots de tête : « supposément »

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité langagière, volume 1, numéro 1, 2004, page 11)

C’est le genre de divertissements qui supposément vous instruisent.
(Daniel Latouche, Le Devoir, 12.09.92)

Qui n’a pas gardé de ses années d’école quelques réflexes lancinants, comme celui d’éviter la répétition? Ou encore les adverbes en « –ment », qu’il fallait éviter parce qu’ils étaient lourds, voire inutiles. Est-ce cette méfiance qui vaut à « supposément » d’être mis au ban?

C’est un peu l’impression que nous donne Geneviève Gilliot. Après avoir condamné « supposément », sans états d’âme : « Encore une fabrication "maison" et totalement inutile alors qu’il existe prétendument, vraisemblablement qui, plus souvent, feraient l’affaire »1, elle ajoute : « On devrait d’ailleurs éviter l’emploi excessif des adverbes qui alourdissent la phrase ». Irène de Buisseret en a elle aussi contre ces adverbes, surtout ceux qu’elle qualifie de « barbares » : « On peut ramasser à la pelle, dans la copie des traducteurs, des monstres sauvages comme : ardument, densément, supposément, présumément, et plusieurs autres comme ça, de physionomie hirsute et farouche2. » (Densément est entré au dictionnaire depuis.)

Ou serait-ce parce qu’il s’agit d’une fabrication maison? Une linguiste de l’Université Laval est tentée par l’hypothèse d’une « création québécoise sous l’influence analogique de censément », du fait qu’en « français québécois supposé est constamment employé pour censé »3. (Les trois exemples qu’elle donne, tirés des journaux, datent de 1972.) Après Gilliot et Offroy, Louis Fournier note que l’adverbe n’est consigné nulle part : « supposément n’existe pas en français »4, sauf qu’il le range parmi les anglicismes.

Pour sa part, le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui l’enregistre avec, en guise de définition, deux équivalents, censément et présumément. Sans indication d’usage. On le lui a tellement reproché, d’ailleurs, que dès la deuxième édition (1993), il ajoute une mise en garde : « Cet emploi est critiqué »5 (mais il maintient comme synonyme présumément, pourtant tout aussi critiqué). La même année, Marie-Éva de Villers fait paraître la deuxième édition de son Multidictionnaire, où elle constate à son tour : « Cet adverbe n’est pas consigné dans les dictionnaires. On emploiera plutôt hypothétiquement, prétendument, soi-disant. » (Dans la première édition (1988), où supposément n’a pas droit à une entrée, elle écrivait à propos de présumément : « Cette forme n’est pas attestée, on emploiera plutôt supposément. »)

Quelques années plus tard, un autre lexicographe en donne plusieurs exemples, tirés de la presse francophone du Canada. Sans aller jusqu’à dire qu’il s’agit d’un anglicisme, il ajoute, comme en post-scriptum : « mot absent des dictionnaires; l’anglais dit "supposedly" »6. Enfin, pour le dernier auteur7 qui le recense, il semble ne faire aucun doute que c’est un anglicisme.

Mais en est-ce vraiment un? Si oui, on s’attendrait à le voir figurer dans l’ouvrage de référence en la matière, Le Colpron. Et pourtant, malgré les trois éditions depuis la parution des Anglicismes au Québec en 1970, « supposément » n’y a toujours pas sa place. On peut se demander où Fournier et Delisle sont allés chercher qu’il s’agit d’un anglicisme. Fournier n’a pu lire Meney; Delisle, peut-être. Non, je les soupçonne plutôt d’avoir eu entre les mains un vieux numéro de C’est-à-dire (janvier-février 1971), le bulletin du Comité de linguistique de Radio-Canada. On peut y lire ce nota bene : « Supposément (supposedly), théoriquement possible en français, est inusité. » Est-ce que la seule ressemblance avec « supposedly » justifie qu’on le condamne? Ce n’est pas mon avis, mais anglicisme, québécisme ou barbarisme, cela ne change pas grand-chose à l’affaire. Contentons-nous plutôt d’examiner quelques cas de cet usage chez nous, et ailleurs.

Nous l’employons depuis au moins quarante ans, comme en témoigne cet exemple de 1961 :

Dans cette capitale d’un pays supposément bilingue, on ne voyait nulle part le moindre mot de français8.

Ancien traducteur, l’auteur a déjà été président de la Corporation des traducteurs professionnels du Québec. Un second exemple, de deux historiens 9:

Dans ce Bas-Canada du début du XIXe siècle, supposément bouché, cadenassé contre le reste du monde…

Et d’une très bonne journaliste10, qui était en France à l’époque des événements de 68 :

Le sérieux que manifestaient des jeunes encore supposément à l’abri de la vie.

Enfin, deux derniers exemples, d’une politicologue et d’un ancien felquiste :

Le Trust Royal assemblait neuf camions de la Brink’s pour évacuer supposément des capitaux vers Toronto11.

Supposément bien connu, le mouvement de la jeunesse occidentale des années soixante doit être pris en compte12.

Les exemples qui me restent – une grosse vingtaine – proviennent presque tous de trois quotidiens, Le Droit, Le Devoir et La Presse. Je me contenterai de celui-ci : « L’énumération des pouvoirs indique en soi les limites du nouveau fédéralisme supposément subsidiaire » (Lise Bissonnette, Le Devoir, 21.10.92).  Par ailleurs, j’en ai relevé une occurrence dans un journal acadien, L’Acadie Nouvelle (30.07.93), sous la plume d’un chroniqueur qui écrit en chiac (le parler populaire acadien). Depuis, sa chronique paraît dans un hebdomadaire, où il récidive :

J’en train d’subir tcheques [quelques] « side effects » qué supposément normal13.

Enfin, il se trouve aussi des gens qui sont venus s’établir chez nous pour l’employer (auraient-ils subi notre influence?). Notamment deux journalistes d’origine française, Michel Vastel (Le Droit, 16.01.95, 21.08.02) et Pierre Foglia : « Tu ne peux pas en même temps être citoyen de plein droit et clamer ton droit à l’irresponsabilité quand tu fais la pute, parce que t’es supposément un enfant » (La Presse, 27.03.04). Et je l’ai entendu dans la bouche d’un bédéiste, Paul Roux, qui est aussi Français d’origine si je ne m’abuse, lors des Rendez-vous de la Francophonie en mars 2003.

Un autre bédéiste l’emploie, et comme il est Algérien d’origine et établi en France, je vois mal comment nous aurions pu l’influencer :

[…] le seul tableau qui reste supposément de Joseph Constant14.

J’ai trouvé un seul autre exemple « français » dans mes lectures, plus précisément deux occurrences, chez un psychanalyste, qui raconte son expérience de sans-abri :

Les hôtels […], on y coïte énormément. Pour vrai ou supposément. Ce supposément suffit amplement à nourrir toutes les imaginations15.

C’est maigre comme moisson, mais c’était avant d’aller voir sur Internet. Une simple interrogation donne près de dix mille occurrences. Certes, il y a beaucoup de répétitions, et la plupart sont des sites canadiens, mais on y trouve bien d’autres sites, français, bruxellois, haïtiens, mauriciens, mauritaniens; un site corse aussi, dont l’exemple, juteux, mérite d’être cité : « Ça nous rappelle l’histoire de la Caisse d’épargne et des noisettes qui se sont supposément envolées du temps où Lagourgue supposément mis en examen en était l’écureuil en chef ». Journaux et revues sont également mis à contribution : Le Nouvel Observateur, Dernières Nouvelles d’Alsace, Journal de l’île de la Réunion, Haïti Progrès, Le Monde, Les Temps modernes; de même qu’un journal en ligne, le Courrier des Balkans. Et je termine avec une décision du Conseil constitutionnel (29.12.98) : « L’on peut se demander en quoi l’interconnexion de fichiers sociaux et fiscaux est pertinente, eu égard au strict but supposément poursuivi ».

Dans la dernière édition de son ouvrage (2004), Mme de Villers reconnaît que c’est un adverbe « bien formé » et note qu’on en relève « des occurrences de plus en plus nombreuses […] dans la presse française »; elle en donne deux exemples, du Monde et de Libération. Devant une telle abondance, il faut se rendre à l’évidence : il ne saurait s’agir d’une création québécoise. Elle serait plutôt « franco-américaine », par contre, si l’on en juge par l’exemple du Trésor de la langue française : « Paul B. passait quelquefois une heure et demie à interroger les jeunes dactylos […], supposément pour se documenter ». Ce passage, tiré du Journal de Julien Green, date de 1945!

J’avoue que je ne détesterais pas trouver un exemple québécois qui lui soit antérieur… Mais il est peu probable que notre usage soit plus ancien. Autrement, Victor Barbeau16 n’aurait pas manqué d’en parler.

NOTES

  • Retour à la note1 G. Gilliot, Ce que parler veut dire, Montréal, Leméac, 1974, p. 116.
  • Retour à la note2 I. de Buisseret, Guide du traducteur, Ottawa, Association des traducteurs et interprètes de l’Ontario, 1972, p. 47-48. (Deux langues, six idiomes, 1975, p. 35.)
  • Retour à la note3 Geneviève Offroy, « Contribution à la syntaxe québécoise », Travaux de linguistique québécoise, Québec, Presses de l’Université Laval, 1975, p. 291.
  • Retour à la note4 L. Fournier, Sur le bout de la langue – Anglicismes 1, Boisbriand (Qc), Éditions Rabelais, 1991, p. 86.
  • Retour à la note5 Jean-Claude Boulanger, Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, Paris, Dicorobert, 1993.
  • Retour à la note6 Lionel Meney, Dictionnaire québécois-français, Montréal, Guérin, 1999.
  • Retour à la note7 Yvon Delisle, Mieux dire, mieux écrire, Sainte-Foy (Qc), Éditions Septembre, 2000, p. 60.
  • Retour à la note8 André d’Allemagne, Une idée qui sommeillait, Montréal, Comeau et Nadeau, 2000, p. 72. Texte prononcé le 26 juin 1961.
  • Retour à la note9 John Hare et Jean-Pierre Wallot, Les imprimés dans le Bas-Canada, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1967, p. 3.
  • Retour à la note10 Paquerette Villeneuve, Une Canadienne dans les rues de Paris pendant la révolution étudiante, Montréal, Éditions du Jour, 1968, p. 122.
  • Retour à la note11 Josée Legault, L’invention d’une minorité, Montréal, Boréal, 1991, p. 34.
  • Retour à la note12 Charles Gagnon, Le référendum, un syndrome québécois, Montréal, La pleine lune, 1995, p. 48.
  • Retour à la note13 Delphine B.B. Bosse, Le Moniteur acadien, septembre 2003.
  • Retour à la note14 Jacques Ferrandez, entretien avec Danielle Laurin, Le Devoir, 17.09.95.
  • Retour à la note15 Patrick Declerck, Les Naufragés, Paris, Plon, Terre Humaine Poche, 2003, p. 149.
  • Retour à la note16 V. Barbeau, Le français du Canada, Québec, Garneau, 1970.