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Baudelaire traduit en prison par un professeur de traduction

Jean Delisle
(L’Actualité langagière, volume 8, numéro 1, 2011, page 10)

L’effet « psychotrope » de la traduction sur un prisonnier politique catalan

La solitude carcérale est propice à la traduction. Nombreux sont les traducteurs qui ont continué à traduire alors qu’ils purgeaient une peine d’emprisonnement. Travail solitaire par excellence, cette activité intellectuelle libère l’esprit utilement et se révèle un excellent moyen d’évasion…

Qu’il suffise de citer les noms d’Étienne Dolet qui, du fond de son cachot à Lyon, a traduit Les Tusculanes de Cicéron avant d’être condamné au bûcher par le tribunal de l’Inquisition, ou encore ceux de William Tyndale et de Louis-Isaac Lemaistre de Sacy. Ces deux traducteurs ont traduit l’Ancien Testament derrière les barreaux : Tyndale au Château de Vilvoorde, près de Bruxelles, Lemaistre de Sacy, à la Bastille, où il fut enfermé deux ans. Tyndale périt lui aussi sur le bûcher. L’intolérance religieuse rend parfois périlleux le métier de traducteur. Les idéologies totalitaires aussi.

Plus près de nous, au xxe siècle, on peut mentionner les noms d’Eduardo Barriobero y Herrán, auteur de la première traduction de Gargantua publiée en 1905 en Espagne; Abraham Elmaleh, qui traduisit en hébreu Le Livre de Kalila et Dimna pendant qu’il croupissait dans les geôles du Khan el-Pacha à Damas; Pavlos Zannas qui, au cours de ses dix années de réclusion sous le régime des Colonels, produisit une version grecque d’À la recherche du temps perdu, œuvre très appropriée dans les circonstances; enfin, Milovan Djilas, auteur d’une version serbo-croate du Paradis perdu de Milton qu’il produisit sur plus de 3000 feuilles de papier hygiénique, ses geôliers l’ayant privé de papier à écrire par mesure vexatoire.

Photo de Carles Castellanos
Carles Castellanos, professeur,
traducteur, lexicographe et promoteur
de la langue catalane

Le parcours atypique du militant indépendantiste catalan, Carles Castellanos, né à Barcelone en 1942, est intéressant à plusieurs égards. Cet ingénieur industriel de formation est un touche-à-tout dans le domaine linguistique. Il a été simultanément ou successivement linguiste, traducteur, lexicographe, terminologue, professeur de traduction, directeur du Département de traduction et d’interprétation de l’Universitat Autònoma de Barcelona (UAB), directeur d’un observatoire catalan de la langue berbère et chercheur universitaire, tout en militant très activement au sein des mouvements d’indépendance de la Catalogne. C’est aussi un ardent défenseur et promoteur de la langue et de la culture catalanes. Son engagement politique l’amènera à publier une dizaine d’ouvrages sur des thèmes historiques et surtout sociopolitiques, dont un Petit Diccionari de l’Independentisme (1988).

Pendant plus de vingt ans, il a été professeur de traduction (français-catalan) à l’UAB et il s’est intéressé aux langues afro-asiatiques, en particulier le berbère. Il a d’ailleurs publié en 2006 un guide de conversation universitaire tamazight (berbère)-catalan. Il s’agit d’un manuel bilingue d’initiation au catalan destiné aux étudiants et professeurs étrangers en Catalogne.

Carles Castellanos, lexicographe, a enrichi la langue catalane de nombreux répertoires, dont un dictionnaire français-catalan/catalan-français (1979), un dictionnaire d’informatique (1986), un dictionnaire des faux-amis français-catalan (2000) et un dictionnaire fondamental occitan-catalan (2008). Ces ouvrages attestent la vitalité de la langue catalane.

Il est encore adolescent lorsqu’en 1960 il adhère au Front national de la Catalogne. Plus tard, il collaborera à la fondation d’autres organismes voués à l’indépendance de cette communauté autonome. Ses ennuis avec la Garde civile du dictateur Franco n’ont pas tardé à se multiplier. Il est vite fiché, surveillé, neutralisé. Quatre fois il sera jeté en prison et torturé : 1964, 1974, 1981 et 1988. Motifs de ces arrestations : « propagande illégale », « association illégale », « collaboration avec une organisation armée » ou « incitation à la sédition », notamment pour avoir exhibé une banderole affichant le mot « Independència » lors d’une manifestation. Les accusations de terrorisme ont toujours été retirées, car infondées.

Deux fois, il a dû prendre le chemin de l’exil : en 1974, puis en 1992, l’année des Jeux olympiques de Barcelone. Il a fui en raison des nombreuses arrestations et emprisonnements d’indépendantistes, car les autorités espagnoles, en mode répressif, voulaient éviter toute manifestation en faveur de l’indépendance de la Catalogne alors que les projecteurs de la presse internationale étaient braqués sur Barcelone.

Pendant sa détention en 1974, Carles Castellanos apprend le berbère dans un livre dont l’auteur est un curé basque et avec l’aide d’un prisonnier marocain originaire du Rif. Au cours des dix mois d’exil consécutifs à cette peine d’emprisonnement, il traduit La Catalogne au tournant de l’an mil (Catalunya Mil Anys enrere) de l’historien français spécialiste de la Catalogne médiévale Pierre Bonnassié. Il traduira également d’autres ouvrages à partir de l’égyptien classique (Història de Sinuhè i altre contes) et, du berbère, un recueil de poèmes de l’auteur kabyle Salem Zenia.

Photo de Charles Baudelaire
Charles Baudelaire (1821-1867)

En 1988, après avoir été soumis à la torture à Barcelone, puis à Madrid, il passe huit mois au centre de détention à sécurité maximale Alcalá Meco, avant d’être innocenté. C’est au cours de cet internement qu’il entreprend la traduction des Paradis artificiels de Baudelaire sur les conseils du poète, critique littéraire et traducteur Francesc Parcerisas, actuellement directeur de l’Institut des lettres catalanes et doyen de la Faculté de traduction et d’interprétation de l’UAB. Ce travail lui est proposé pour lui venir en aide financièrement et lui apporter un certain réconfort moral.

C’est sur une vieille machine à écrire et muni de quelques dictionnaires usuels que le prisonnier réalise sa traduction. Celui-ci maîtrise très bien les deux langues et n’a guère besoin d’autres outils de travail. L’essentiel de sa tâche a surtout consisté, confie-t-il, à puiser dans les ressources expressives du catalan les mots justes afin de « recréer » toute la force de suggestion de l’œuvre originale.

À ce propos, il note dans ses mémoires : « L’ironie évidente du titre, Les paradis artificiels, contrastait singulièrement avec le milieu carcéral où je me trouvais. Mais vous ne pouvez pas imaginer tout le plaisir que j’éprouvais à chercher les mots que l’œuvre de l’écrivain français évoquait en moi et toute la chaleur que je ressentais dans mon cœur lorsque, par les froides journées d’hiver, je tapais sur le papier la musicalité de l’original1. » Fasciné par la beauté du texte littéraire, sa force d’évocation, le traducteur, comme envoûté, se laissait transporter par lui.

Il était dans le même état d’esprit qu’Abraham Elmaleh, cité plus haut, qui raconte lui aussi dans ses mémoires : « Le travail de la traduction me rendit la vie plus agréable. J’en vins à oublier tout ce qui se passait autour de moi… […] Toutes mes énergies, toutes mes pensées étaient centrées sur la traduction de ce joyau oriental [Le Livre de Kalila et Dimna] que je m’efforçais d’adapter, de polir et d’améliorer2. »

La traduction catalane des Paradis artificiels fut publiée à Barcelone en 1990.

Dans cet ouvrage, Baudelaire décrit les effets des drogues. S’inspirant de son expérience personnelle, bien qu’il ne fût pas lui-même un grand consommateur de psychotropes, il soutient que la drogue permet aux hommes de se transcender pour rejoindre l’idéal auquel ils aspirent. « Tout aussi bien que d’une drogue redoutable, écrit-il dans sa préface, l’être humain jouit de ce privilège de pouvoir tirer des jouissances nouvelles et subtiles même de la douleur, de la catastrophe et de la fatalité. » Cette réflexion ne s’applique-t-elle pas parfaitement à Carles Castellanos, traducteur de Baudelaire en prison?

Du fond de sa cellule, n’a-t-il pas retiré de l’exercice créatif de la traduction des « jouissances » intellectuelles « subtiles », pour reprendre les mots du poète? Comme pour plusieurs autres traducteurs qui ont mis à profit leurs loisirs cloîtrés en s’occupant à des travaux de traduction, cette activité a apporté au traducteur catalan un soutien psychologique indéniable. Elle l’a grandement aidé à supporter le poids de l’isolement, la douleur de la séparation des siens et les souffrances physiques de la torture. La traduction aurait-elle un effet « euphorisant » dans certaines circonstances? Libérer l’esprit tout en le stimulant à la manière d’une drogue serait-il une autre de ses multiples fonctions?

Notes

  • Retour à la note1 Reviure els dies. Records d’un temps silenciat, Pagès Éditors, 2003, p. 161.
  • Retour à la note2 Cité par Colette Touitou-Benitah, « Abraham Elmaleh, l’attrait de l’Orient, le leurre de l’Occident », dans Portraits de traducteurs, publ. sous la dir. de Jean Delisle, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1999, p. 246.