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Mots de tête : « une table à mettre »

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité langagière, volume 3, numéro 4, 2006, page 16)

La table est mise pour les crapauds
(Jacques Ferron, Escarmouches, 1975)1.

La blague a de la barbe, je sais, mais au cas où votre mémoire en aurait aussi, il ne serait peut-être pas mauvais de la rafraîchir. La mère demande à son jeune fils d’aller mettre la table, et celui-ci, pour faire le malin, de répondre : « D’accord, mais je la mets où? ». Étymologiquement, il a raison, puisque autrefois on mettait réellement la table, c’est-à-dire qu’on installait des tréteaux sur lesquels on posait des planches en guise de table.

Dans mon jeune temps, c’est à mes sœurs que revenait la tâche de mettre la table. Comme de l’« ôter », d’ailleurs. Les temps ont bien changé. Aujourd’hui, c’est presque à l’envi que tout le monde la met : « McClellan met la table pour les discussions sur la santé » (Le Droit, 22.01.03); « la Chine a mis la table pour les Jeux démocratiques de Pékin en 2008 » (Le Devoir, 30.08.04). Le grand bédéiste Jacques Ferrandez est aussi de corvée : « Avec les cinq albums de ses Carnets d’Orient, il a mis la table pour raconter la guerre d’indépendance algérienne » (Le Droit, 19.04.03). Même notre ancien « plus meilleur » premier ministre y prenait plaisir : « Jean Chrétien a mis la table pour un duel irrévocable » (Le Devoir, 05.06.02).

Et cette table, on la met n’importe où : « les organisateurs avaient déjà mis la table dans une déclaration commune » (La Presse, 10.8.06), et pour tout et n’importe quoi : le déclenchement d’élections (Le Devoir, 17.10.00), une année qui s’annonce compliquée (Le Journal de Montréal, 21.12.00), un partage des actes professionnels (Le Devoir, 02.02.02), une guerre à finir entre les forces du Bien et du Mal (Le Droit, 03.07.03), la surenchère idéologique (Le Droit, 01.05.04), un mélodrame (Le Devoir, 11.09.04), un concert (La Presse, 24.07.06), en prévision d’expositions estivales (Le Droit, 21.05.05). Il arrive même que des adversaires, en instance de négociations, oublient un instant leurs différends pour s’aider mutuellement : « La SAQ et le syndicat mettent la table » (Le Devoir, 10.12.04). Accordez-vous donc, comme disait je ne sais plus qui, c’est tellement beau l’accordéon.

Mais le plus étonnant, peut-être, c’est de voir que cela peut se faire même sans intervention humaine : « son parcours met la table pour le deuxième temps de la valse tragique » (Le Devoir, 25.03.02); « une vision des relations de travail qui met la table à une précarisation » (Le Devoir, 03.03.03); « un discours politique destiné à mettre la table pour les prochaines années » (Le Devoir, 13.06.03)… Cette sorte d’animisme me rappelle l’exemple inoubliable que je vous ai signalé il y a quelques années : « la plate-forme de l’opposition tire la sonnette d’alarme »2. Une vision ou un discours qui met la table, c’est à peu près dans les mêmes eaux.

À cette étape-ci, vous devez vous demander d’où nous vient cette expression, et si elle figure dans les dictionnaires. Les locutions avec « table » ne sont pas rares : faire table rase, jouer cartes sur table, se mettre à tableetc., mais on ne trouve aucun signe de « mettre la table » au figuré, aussi bien dans les dictionnaires unilingues que bilingues. Lionel Meney3 est le seul à relever cet usage. Mais alors que je m’attendais à ce qu’il évoque la possibilité d’un calque (« to set the table »), il se contente de signaler quelques équivalents « français » : tout est (fin) prêt, archiprêt, décidé, tout est en place, les conditions sont réunies, les dés sont jetés.

Par déformation professionnelle, je n’ai pu m’empêcher d’aller vérifier si les dictionnaires n’auraient pas traduit une de ces expressions par « the table is set ». Chou blanc à tout coup. Mais le Robert-Collins traduit « tout est en place pour le drame » par « the scene is set for the tragedy », ce qui n’est pas loin de « the table is set ». Et en furetant du côté anglais, j’ai trouvé ceci : « the scene was set for their romance = toutes les conditions étaient réunies pour leur idylle ; this set the scene for the discussion = ceci a préparé le terrain pour les discussions ». Où l’on voit que « mettre la table » peut être synonyme de « paver la voie »4.

Il est pour le moins curieux que les dictionnaires anglais ou bilingues ignorent la tournure « to set the table ». On a l’impression que les anglophones l’emploient à tour de bras. Sur la Toile, on en trouve plus de 250 000 exemples – pas tous au figuré, bien entendu. Un site intitulé ClichéSite.com indique que le terme viendrait du base-ball : « To set the table-a baseball cliché that means to put a runner on every base. Usually used in anticipation of a very good hitter coming to bat next ». L’image est parlante.

Si les occurrences du tour français sont moins nombreuses, elles ne sont pas rares : « mettre la table » (46 300), « la table est mise » (23 700), « mis la table » (9 900), etc. Comme pour l’anglais, les emplois figurés sont largement minoritaires. Et il s’agit essentiellement de sites québécois ou canadiens. Comme ces paroles de la chanson Libérez-nous des libéraux du groupe Loco Locass : « Maintenant la table est mise pour quatre ans à pâtir, à pâlir à vue d’œil ». Mais j’ai quand même trouvé quelques exemples européens, signe que l’expression se répand sur le vieux continent : « La table est mise pour le Renaudot […] » (Livresse.com, 3.11.03). Et ce blogue d’une ministre de l’Environnement sous le gouvernement Juppé, Corinne Lepage : « C’est avec tous ceux qui nous rejoignent que je veux mettre la table pour obliger à ouvrir le débat » (21.03.06). Ou encore ce site d’un critique d’ATTAC : « La recette anti-libérale miracle d’ATTAC [est] une très ancienne recette qui a cuit et recuit dans la même gamelle depuis que Robespierre et Babeuf ont mis la table : le recours à l’État-Providence. » Il est amusant d’imaginer ces deux adversaires en train de mettre la table, ensemble surtout.

Je vous ai presque menti tout à l’heure en disant que Meney était le seul à enregistrer cette tournure. Dans son Code des tics5, Jean Paré se contente de la mentionner, sans explication, mais en la qualifiant, ironiquement, de « belle figure de style ». Quant au Québécois instantané6, il lui donne un sens très pointu : « s’apprêter à discuter de tout ». Comme on le voit – et la kyrielle d’équivalents proposés par Lionel Meney l’indique assez –, le sens est encore quelque peu flou.

Aussi, il ne faut pas s’étonner de rencontrer des méprises comme celle-ci : « Ce sont les deux organismes gouvernementaux et principaux bailleurs de fonds "qui ont mis la table" ("dressé un état des lieux", en québecquois [sic], ndlr) » (lefilmfrançais.com). Il s’agit du texte d’un critique de cinéma québécois, Jean-Pierre Tadros, que les responsables du site ont jugé utile d’expliquer à leurs lecteurs européens. Mais je serais fort étonné que ce soit ce que l’auteur avait en tête. Le Petit Larousse donne cette définition d’ « état des lieux », au figuré : « constatation d’une situation à un moment donné »; le Hachette-Oxford traduit par « appraisal » et le Larousse par « to take stock of the situation ». On le voit, on est plutôt à la fin du processus, alors que « mettre la table » se situe au début…

J’ai relevé dans le Bouquet de Claude Duneton un exemple qui est à mi-chemin entre le sens propre et le sens figuré (j’espère que vous avez l’estomac bien accroché) : « mettre la table pour les asticots », au sens de mourir. Et dans un dictionnaire d’argot en ligne (languefrancaise.net/glossaire), on trouve une acception de la « table est mise » qui est loin du sens propre… Je vous laisse le plaisir d’en faire la découverte, car ce n’est pas publiable dans L’Actualité.

Certes, « la table est mise » sent le cliché, mais il faut reconnaître que cela fait image, et peut être utile, à condition de ne pas en abuser (Joseph Hanse7 et Roland Godiveau déconseillent l’emploi du cliché « se pencher sur », mais est-ce que ça vous dissuade de l’employer?). Et comme il n’est pas sûr que ce soit un calque, sans lui donner le bon Dieu sans confession, on pourrait tout au moins lui donner le bénéfice du doute. En attendant que les dictionnaires l’accueillent. Après tout, ils l’ont fait pour plein de termes considérés comme fautifs : « en charge de », la fameuse « tasse de thé », « manger son chapeau », « patate chaude »). Aussi, je ne pense pas qu’à ce banquet des invités inattendus il serait malvenu de « mettre la table »…

NOTES

  • Retour à la note1 Article paru dans la Revue socialiste, hiver 1963-1964.
  • Retour à la note2 Voir « Vous avez dit animisme? », L’Actualité terminologique, vol. 36, 1, 2003.
  • Retour à la note3 Lionel Meney, Dictionnaire québécois-français, Guérin, 2e éd., 2003.
  • Retour à la note4 Voir Mots de tête, Éditions David, 2002, ou L’Actualité terminologique, vol. 35, 2, 2002.
  • Retour à la note5 Jean Paré, Le code des tics, Boréal, 2005, p. 151.
  • Retour à la note6 Benoît Melançon, Dictionnaire du québécois instantané, Fides, 2004.
  • Retour à la note7 Joseph Hanse, Nouveau dictionnaire des difficultés de la langue française, Duculot, 1983; Roland Godiveau, 1000 difficultés courantes du français parlé, Duculot, 1978.