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Mots de tête : « faire (du) sens »

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité langagière, volume 4, numéro 1, 2007, page 20)

Les mots diversement rangés font divers sens.
(Pascal, Pensées, 23, 79.)

Il y a une trentaine d’années, Irène de Buisseret mettait les traducteurs en garde contre leur tendance à traduire « this idea makes sense » par « cette idée a du sens »1. Elle qualifiait cette traduction de « fausse Française ». Il fallait plutôt dire « c’est une idée sensée, pleine de bon sens, raisonnable ». Et ce ne sont pas les dictionnaires de l’époque qui lui auraient donné tort, puisqu’ils ignoraient la tournure « avoir du sens ».

Aujourd’hui, « avoir du sens » figure dans la plupart des dictionnaires, et depuis pas mal de temps. Le Grand dictionnaire encyclopédique Larousse (1984) la donne, et le Trésor de la langue française (1988) aussi, mais il faut chercher à « signifier ». Le Robert-Collins rend « to make sense » par « avoir du sens », et le Larousse et le Harrap’s, par « avoir un sens ». On trouve aussi, bien sûr, « ça n’a pas de sens ». Mais, sauf pour la forme négative, les exemples ne permettent pas de dire s’il s’agit du sens figuré. Quant aux ouvrages normatifs, comme les Faux Amis2, ils se méfient encore de « cela a du sens » et proposent plutôt « cela se tient ». Et pourtant, les cas d’emploi au figuré ne sont pas rares. Je me contenterai de deux exemples, du site du Sénat français : « nous savons parfois être conservateurs, quand cela a du sens » (séance du 24.01.97); « dire qu’un pays doit compter au maximum 60 000 habitants, cela a du sens dans certaines zones, mais strictement aucun dans d’autres » (séance du 23.03.99).

Nous employons d’autres tournures avec « sens » qui ne seraient pas linguistiquement correctes. Il y a quelques années, la ministre québécoise de la Francophonie se faisait gourmander pour avoir osé dire que l’apologie de l’ex-maire de Montréal en faveur de l’anglais ne faisait aucun sens. Mais que lui reprochait-on, au juste? vous demandez-vous. De s’être opposée à ce qu’on déroule le tapis rouge pour l’anglais? Non. Tout simplement d’avoir employé un anglicisme.

Heureusement qu’il s’est trouvé quelqu’un pour se porter à la défense de la Ministre. Claude Poirier, responsable du futur Trésor de la langue française au Québec, rappelle que si les ouvrages correctifs québécois condamnent « ne pas faire de sens » (et son pendant « faire du sens »), ils ne disent rien de « ne faire aucun sens » : « ce qui est tout de même différent »3, ajoute-t-il. J’avoue que je ne suis pas sûr de voir la nuance. La voyez-vous? Quoi qu’il en soit, dans sa défense, il se contente de deux exemples avec « aucun », dont celui-ci du linguiste André Martinet : « La notion de message intermédiaire ne faisait aucun sens ».

Les exemples avec « aucun » ne manquent pas. Le linguiste Claude Hagège l’emploie : « baby-foot, inventé en France à partir de mots anglais, et ne faisant aucun sens pour un anglophone »4. Un professeur de la Sorbonne : « Les éditions de 1728 portent il en avait oublié, qui ne fait aucun sens »5. Ainsi qu’un romancier : « ce résumé ne faisait aucun sens »6. Enfin, je l’ai entendu dans le film Le profit et rien d’autre, du cinéaste haïtien Raoul Peck : « ça ne fait plus aucun sens ». Claude Hagège emploie aussi une variante : « la notion de faute d’orthographe ne faisait pas grand sens »7.

À la lumière de ces exemples, on peut se demander si le simple ajout d’un qualificatif (« aucun », « grand ») suffit pour rendre correcte la tournure avec « faire » Et faute d’un qualificatif, l’usage québécois « ne pas faire de sens » serait fautif? C’est ce que semble croire Claude Poirier, puisqu’il ne tente pas de défendre cet usage. Ce qui me laisse perplexe, et vous aussi peut-être. Pour tenter d’y voir un peu plus clair, passons en revue quelques exemples où « sens » est employé presque à toutes les sauces.

Comme si on se prenait pour Dieu, on n’hésite pas à créer du sens : « comme dans M. le Maudit, la traque crée du sens »8. Ou à en produire : « les quotas ne produisent de sens qu’au regard des programmes dits de stock »9. Voire à refaire du sens : « l’individu n’a plus alors qu’un recours : refaire du sens à partir de ses blessures qu’il amplifie »10.

L’emballement pour « sens » est tel qu’on en arrive à oublier l’article : « les franchissements répétés des limites entre centre et périphérie d’une ville donnent sens à nos vies »11; « les personnages de Remise de peine donnent sens à cette remarque de Patoche »12; « cette musique prendra sens, elle deviendra lentement paroles »13.

Et avec le tour faire sens, l’article semblerait presque de trop : « l’intonation est quelque chose qui fait sens »14; « les bruits, les phénomènes les plus grotesques faisaient sens »15; « l’apparence des êtres et des choses, seule susceptible de faire sens »16; « nous l’avons appelé culturel pour que cela fasse immédiatement sens pour le plus grand nombre »17; « puisque rien ne fait sens a priori… »18.

Devant un tel engouement, il est curieux que si peu de dictionnaires enregistrent cette locution. Le Petit Robert, depuis 1993, la définit ainsi : « avoir un sens, être intelligible ». Et le Robert-Collins Super Senior de 2000 la traduit par « to make sense ». Le Grand Robert quant à lui continue de l’ignorer…

Sauf exception, faire sens est rare au Québec. Nous préférons « faire du sens ». Tournure qui, vous le savez déjà, est condamnée, par le Colpron19, Marie-Éva de Villers20, Guy Bertrand21 et Paul Roux22. Alors qu’on pourrait croire que c’est un usage populaire, l’auteur du Québécois instantané y voit un « anglicisme d’universitaire »23! À mon sens, c’est bien davantage « faire sens » qui serait un tic d’universitaire.

On trouve d’autres condamnations ou mises en garde sur Internet. Mais plusieurs milliers d’exemples aussi, dont une bonne proportion sur des sites autres que québécois ou canadiens. D’un quotidien suisse : « cette résistance qui fait du sens » ; d’un blogueur français : « c’est malheureux, mais ça fait du sens » ; du Centre de media indépendant de Marseille : « ça fait du sens docteur » ; etc. Les occurrences de la forme négative sont nettement moins nombreuses, mais il y en a, dont celle-ci : « Certaines dispositions ont été supprimées, alors qu’elles ne font pas de sens », tirée d’un projet de loi du gouvernement du Luxembourg.

On le voit, la tournure « québécoise » se répand. On peut se demander pourquoi, d’ailleurs, puisqu’il est quand même plus simple de dire que telle chose a du sens (ou n’a pas de sens). Il faut croire que « faire » ajoute un petit quelque chose de sérieux, de réfléchi, peut-être. Bien sûr, on peut y voir l’influence de l’anglais. À ce moment-là, pourquoi cette influence n’est-elle jamais évoquée dans le cas de « faire sens »? C’est pourtant encore plus près de « to make sense »…

Parlant de « faire sens », en combinant divers temps du verbe, on obtient presque un quart de million d’occurrences sur Internet, alors que les mêmes combinaisons avec « du » n’en récoltent que 30 000 (condamnations et mises en garde comprises). Certes, je n’aime pas le tour québécois, mais si on m’obligeait à choisir entre les deux (j’allais dire entre ces deux maux), je crois que j’opterais pour le tour québécois. Le côté jargonneux de l’autre me déplaît. Aussi, je préfère le laisser aux philosophes et aux linguistes, aux universitaires, quoi. D’ailleurs, je ne me souviens pas avoir vu de cas où « faire sens » était employé au figuré. C’est probablement par les sens propre et figuré que les deux usages continueront de se démarquer.

NOTES