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Donnez généreusement, mais n’échangez pas

Jacques Desrosiers
(L’Actualité langagière, volume 3, numéro 2, 2006, page 15)

La présence ou l’absence du complément d’objet après le verbe tracasse les écrivains. L’envie de transgresser les règles est parfois irrépressible, mais s’accompagne aussitôt d’explications, voire d’excuses. Le narrateur du roman Un dimanche à la piscine à Kigali1 de Gil Courtemanche prend les grands moyens pour comparer l’annonceur de la chaîne CNN à un chameau :

Le bar de l’hôtel était sordide … deux banquettes en U orientées vers un poste de télévision qui blatérait CNN. (Oui, je sais, « blatérer » ne tolère pas de complément d’objet direct, mais c’est exactement ce que fait un poste de télé syntonisé à CNN, il blatère.)

Il force en quelque sorte le verbe, comme on le fait dans des expressions telles que vivre sa vie, mais au moins celles-là sont ancrées dans l’usage et obéissent à des règles particulières. Un grammairien aurait donc envie de corriger le narrateur de Courtemanche. Il se retiendrait sans doute dans le cas contraire, beaucoup plus fréquent, où on ampute le verbe d’un complément légitime mais qui semble superflu. Au lieu de dire Ils attendent les résultats, on dit Ils attendent, à charge pour le contexte de dissiper toute confusion. La chose est simple, bien que certains aient parfois besoin de se la faire expliquer, comme ce personnage au téléphone dans une nouvelle de Louis Hamelin :

Et son problème à lui, c’est quoi? Il l’aime encore?

Non, chère, il fait semblant. Tellement semblant qu’il est en train de mourir…

C’est la chose la plus stupide que j’aie jamais entendue.

C’est pourtant si simple : dans la bouche de Norm Beausecours, aimer devient un verbe intransitif.

C’est quoi ça, donc, déjà?

Il aime pas quelqu’un. Il aime un point c’est tout, tu comprends2.

Ici on est plus à l’aise. Si les verbes intransitifs ornés d’un complément ont l’air incongru, c’est parce que leur action ne s’exerce pas sur un objet. Dormir ou voyager se suffisent à eux-mêmes. Pendant mes vacances, je voyage : le verbe exprime tout son sens sans complément, même implicite. Mais il y a moins de gêne à faire sauter l’objet de transitifs comme aimer. Certes ces verbes n’ont pas un sens complet : il leur faut un complément. Mais le complément supprimé reste implicite, comme en pointillé. Le verbe démuni n’a donc pas la même nature qu’un intransitif. Pendant mes vacances, je lis : le sens est complet parce qu’on imagine que je lis quelque chose.

Quantité de verbes s’emploient ainsi, de façon « absolue ». On cite souvent le mot de Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve. » Secrètement il cherche quelque chose – et on sait qu’il trouve quelque chose, on peut le voir. De même, aimer tout court rend l’interlocuteur curieux. Joseph Hanse définit d’ailleurs les transitifs directs comme des verbes qui ont ou peuvent avoir un complément d’objet direct.

Peut-on faire la même chose avec échanger, comme ne s’en prive pas l’usage? Gérard Depardieu et François Chartier ont échangé sur leur passion commune : le vin. Les premiers ministres des provinces et territoires ont échangé avec des parlementaires australiens intéressés par cette structure qu’est le Conseil de la fédération3. Sur le Web il ne manque pas d’invitations du genre Venez échanger avec les organisateurs de l’exposition.

Ces exemples sont d’ici. On voit le tour à l’occasion – mais rarement – en Europe. L’Express cite un prof : « … On a vu discuter entre eux des élèves qui n’avaient envie de connaître que l’une des versions, dit-elle. Déconcertés, ils ont échangé sans éclats de voix, avec gravité4. » Dans le Nouvel observateur électronique : En prélude au référendum du 29 mai, les députés ont échangé pendant trois heures mardi après-midi sur le traité constitutionnel européen5.

On a le sentiment que ces phrases sont tronquées. Un des rares emplois absolus d’échanger que j’ai vu dans le Monde (22 septembre 2002) :

Picasso et Matisse … se sont observés, ont échangé, dialogué de près et de loin, se sont détestés et respectés jusqu’à leur mort.

donne l’impression qu’il manque des mots. On aurait préféré que le journaliste étoffe, comme l’a fait celui de L’Express (24 mai 2004) qui s’est penché, lui, sur les rapports entre Miró et Calder :

Jusqu’à la disparition de Calder, en 1976, ils se sont écrit, ont échangé leurs œuvres, se sont rendu visite au gré de leurs lieux de résidence…

Échanger a deux sens – donner une chose en contrepartie d’une autre, ou se faire des communications réciproques – mais ses emplois figurés sont nombreux. Rien que pour donner une idée :

Des responsables américains et pakistanais ont échangé cadeaux et félicitations à la veille de la fin officielle de l’opération de secours. L’État du Vermont et la compagnie ont échangé des terrains. Le maire et l’entrepreneur échangèrent des politesses. On finalise des stratégies, on échange des idées, au début on est entre partisans, après quelques mois on est entre amis. Ils ont échangé des points de vue convergents sur la prolifération nucléaire. Des membres d’une unité d’intervention rapide ont échangé des coups de feu. Henry Miller et Anaïs Nin échangèrent des milliers de lettres brûlantes6.

La palette des compléments possibles est énorme : on échange sourires, blagues, poignées de main, caresses, vœux, coups de poing, coups de feu, information, accusations, courriers électroniques, fichiers musicaux, et même des personnes, entre autres dans le sport professionnel où les joueurs sont ballottés d’une équipe à l’autre. L’acrobate du Devoir, Jean Dion, a déjà proposé d’échanger Harry Potter aux Coyotes de Phoenix, une équipe de hockey7. Parfois l’échange est tous azimuts : Les deux joueurs … ont échangé des coups de bâton et un échange verbal a suivi près du banc des pénalités8.

Mais quand j’échange tout court, qu’est-ce que j’échange? Des mots? des points de vue? des accusations? La différence entre échanger et un verbe comme lire saute aux yeux. On peut lire les lignes de la main, mais jamais l’emploi absolu de lire ne pourra évoquer autre chose que des textes. Le slogan Pendant la campagne de charité, donnez généreusement est clair, mais un enseignant qui doit donner un cours demain ne peut pas dire : Je donne demain. Échanger non complémenté traîne comme un complément fantôme qu’on parvient mal à identifier. La raison en est que les emplois absolus des verbes sont généralement circonscrits par l’usage et répertoriés par les dictionnaires.

Une ancienne édition du Bon usage, la onzième (1980, § 1346), expliquait qu’on emploie un verbe de façon absolue quand « le complément est si nettement indiqué par les circonstances qu’il devient inutile de l’exprimer ». Mais en réalité cette condition n’est pas suffisante. Dans un contexte où l’on ferait le bilan des échanges de tirs d’artillerie entre deux pays, on ne pourrait écrire que les deux pays ont échangé à nouveau, sous prétexte que le complément est clair. Toujours la même raison : les emplois absolus doivent être consacrés par l’usage.

Sauf dans la langue populaire et familière, où ils foisonnent. Marc Wilmet fait remarquer dans sa Grammaire critique du français9 que le français « graveleux ou argotique » adore ces constructions. Il cite une chanson de Renaud : « Sur les bords, au milieu, / C’est vrai qu’je crains un peu ». Ainsi que le roman Hygiène de l’assassin d’Amélie Nothomb :

Me déranger! Enfin, vous auriez pu dire pire, vous auriez pu dire déranger tout court. De quelle époque date cet emploi intransitif du verbe déranger? De Mai 68? Ça ne m’étonnerait pas, ça pue son petit cocktail Molotov, sa petite barricade […] Vouloir « déranger », c’est vouloir « remettre en question », « conscientiser » – et pas d’objet direct, s’il vous plaît, ça fait tellement plus intelligent, et puis c’est bien pratique parce que, au fond, ça permet de ne pas préciser ce qu’on serait incapable de préciser.

Elle s’entendrait bien avec Louis Hamelin. Mais ce n’est pas le registre de langue que visent les amateurs d’échanger qui insèrent le mot dans des textes où tout le reste est couché dans un français courant.

Il ne s’agit pas de laisser tomber le couperet sur le mot, mais de reconnaître le niveau de langue où il essaie de faire son nid : la langue populaire, parlée, c’est-à-dire une langue qui a besoin d’infractions pour rester vivante, et où on transgresse allégrement les règles. Mais quand on se met à transgresser à temps plein dans la langue écrite, ce n’est plus très convaincant.

NOTES