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Mots de tête : « supposé » + infinitif

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité terminologique, volume 29, numéro 3, 1996, page 9)

(…) ce que les Français étaient supposés me lancer comme colles.
(Daniel Latouche, Le Devoir, 29.4.95.)

Employé avec un infinitif, « supposé est un léger anglicisme », écrit Hector Carbonneau dans son Vocabulaire général1, le fameux BT-147. Un bon quart de siècle après avoir lu cette mise en garde, je me demande toujours ce qu’est un anglicisme « léger ». Moins lourd qu’« en charge de », par exemple? aussi léger qu’« anxieux de + infinitif »?

Les grands pourfendeurs de l’anglicisme – notamment Gaston Dulong (1968), Victor Barbeau (1970) et Gilles Colpron – ne manqueront pas de nous rappeler qu’on n’est pas « censé » employer cette tournure.

C’est ainsi que très tôt dans ma carrière j’ai appris à l’éviter. Certes, cela ne m’enchantait pas, mais je n’en ai pas perdu le boire et le manger. Mais voilà qu’un beau jour, à propos de je ne sais trop quoi, un collègue me fait observer que cette façon de dire est courante dans son coin de pays. Ses compatriotes diraient, comme nous : « J’étais supposé aller chez le docteur, aujourd’hui. » J’ai failli tomber faible, comme disent les gens de Lorraine.

Son coin de pays, c’est Millau, petite ville au beau milieu de l’Hexagone. Je n’ignore pas que l’anglais se répand comme le chiendent, mais que dans les années 40 – bien avant l’invasion de la télé américaine – il ait pu s’infiltrer dans le parler quotidien des Millavois, ça me semblait un peu fort de café.

C’est ce qui m’a décidé à écrire ce billet. Mais il fallait commencer par le commencement, c’est-à-dire trouver des exemples… Ce n’est pas pour me vanter, mais j’ai fait de belles trouvailles.

En tout bien tout honneur, commençons par les traducteurs (j’emploie le masculin pour la rime) :

Les politiciens sont supposés avoir certaines connaissances de l’histoire2.

(…) attendre qu’ils fussent presque tous parvenus à l’endroit où ils étaient supposés se rendre3.

Avant que vous ne sortiez votre argument mangé par les mites du traducteur-esclave-du-texte-de-départ, je vous répondrai par un exemple de nul autre que le grand Alexandre Vialatte :

(…) le merle blanc, qui est supposé ne pas exister (…)4.

À moins que vous ne préféreriez un ethnologue :

Cela peut faire impression sur les filles, qui ne sont pas supposées savoir que le costume a été volé5.

Ou un ancien coopérant :

(…) le reportage que j’étais supposé réaliser (…)6.

Ou un bon auteur, Louis Guilloux, qui m’a déjà fourni un exemple de faire sa part :

Vous êtes supposé n’en rien savoir7.

Le directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel, emploie la tournure deux fois :

(…), doué lui-même comme j’étais supposé l’être8.

Et Jean Rolin, dans un récit de voyage d’un humour fin comme l’ambre, l’emploie trois fois :

(…) couinements supposés exprimer les conséquences de cette chaleur (…)9.

Enfin, Guy Sorman, comme pour leur damer le pion à tous, nous fournit quatre exemples :

(Les communautés) sont supposées s’organiser (…)10.

Bien évidemment, la presse n’est pas en reste. De bons journalistes, du Monde notamment, emploient cette expression : Paul Fabra (28.3.89), Christiane Chombeau (31.3.89), Philippe Pons (18.3.92), Agathe Logeart (28.4.95), Erik Izraelewicz (26-27.5.96). Annick Cojean (26.4.95) trouve le moyen de la placer deux fois dans la même phrase :

Ils n’étaient pas supposés naître, comme leurs parents n’étaient pas supposés vivre.

Le tableau serait incomplet sans un exemple du grand écran :

(Votre génération) n’était pas supposée l’être. (Nelly et M. Arnaud, film de Claude Sautet, 1995)

Il va sans dire que les dictionnaires québécois connaissent cet usage. Le Glossaire11 le signale dès 1930. Bélisle12 y voit un québécisme. Clas et Seutin13 donnent comme source un roman de l’historien Marcel Trudel, qui date de 1946. Dugas et Soucy14 s’appuient sur la tradition orale. Et le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui15 tant décrié, qu’on accuse de ne pas donner d’indications d’usage au lecteur, comme pour faire mentir ses détracteurs, prend la peine de préciser que la locution « est critiquée en tant que calque de l’anglais ».

D’après ces dates, on pourrait croire que c’est un usage plus ancien chez nous qu’en France. Mais jusqu’à plus ample informé, ce sont nos cousins qui ont commis cette « faute » les premiers.

Lors de son séjour à Londres, Louis Hémon écrit à sa mère :

(…) la princesse payant nos frais de voyage, nous serons supposés négliger toutes considérations qui (…)16.

Sa lettre date de 1907!

Tout ce monde aurait été infecté par l’anglovirus? Y compris la vingtaine de milliers de Millavois? C’est plutôt fort de chicorée (pour ne pas me répéter).

C’est assez en tout cas pour douter du bien-fondé des condamnations dont cette locution a fait l’objet. Ce qui expliquerait peut-être le silence de plusieurs champions de la langue : où sont passés Gérard Dagenais, Irène de Buisseret, Robert Dubuc, Louis-Paul Béguin, Jean-Marie Laurence? Simple oubli de leur part?

Dans ses Particularités de l’usage17, on dirait presque que Jean Darbelnet a voulu réparer cet oubli : « On notera que censé est synonyme de supposé ». Mais il ne nous dit pas s’il peut s’employer avec l’infinitif. C’est pourtant la première question qui vient à l’esprit à la lecture de la définition de censé dans le Petit Robert : « Qui est supposé, regardé comme, réputé (suivi d’un verbe à l’infinitif) ». Pourquoi réputé pourrait s’employer avec un infinitif mais pas supposé?

C’est un peu la question que P. Dupré – dès 1972 – se posait dans son Encyclopédie du bon français18. Il écrit que rien ne s’oppose en principe à cette alliance de supposé et d’un infinitif. « Pour ma part, ajoute-t-il, ce tour ne me choque pas et je construirais de même présumé (…), encore qu’aucun exemple de ces emplois ne figure dans le Littré. »

Dix ans plus tard, Joseph Hanse19 lui donnera raison : « On peut dire : Il est supposé avoir compris ». Et dire que j’ai failli ne pas le consulter! J’ai d’ailleurs l’impression que c’est ce qui est arrivé à ceux qui ont repris le flambeau récemment : Marie-Éva de Villers20 et Constance et Louis Forest21, qui viennent de mettre à jour le dictionnaire de Gilles Colpron.

Il reste que malgré la caution de Dupré et de Hanse, si vous êtes comme moi, vous aurez du mal à adopter cette tournure. On ne désapprend pas facilement à éviter une « faute ». Mais rien ne vous oblige à le faire. Vous pourrez continuer à employer censé jusqu’à ce que la couche d’ozone ait disparu, personne ne vous le reprochera. Sans compter que vous ferez ainsi l’économie d’une syllabe. (Valéry serait content de vous, lui qui disait qu’« entre deux mots il faut choisir le moindre ».)

Mais vous n’avez plus le droit d’ignorer que cela se dit. Et la prochaine fois que vous entendrez un député de l’opposition rappeler au gouvernement qu’il n’était pas supposé augmenter les impôts, avant de crier à l’anglicisme, demandez-vous s’il ne s’agirait pas plutôt d’un millavoisisme…

Avec le téléphone arabe, les mots voyagent vite.

NOTES

  • Retour à la note1 Hector Carbonneau, Vocabulaire général, Bulletin de terminologie  147, Secrétariat d’État, Bureau des traductions, Centre de terminologie, 1973, 7 volumes. Paru entre 1957 et 1960.
  • Retour à la note2 Arthur Koestler, L’ombre du dinosaure, Paris, Calman-Lévy, 1956, p. 239. Traduit par Denise Van Moppès.
  • Retour à la note3 Brendan Behan, Encore un verre avant de partir, Paris, Gallimard, 1970, p. 56. Traduit par Paul-Henri Claudel.
  • Retour à la note4 Alexandre Vialatte, Et c’est ainsi qu’Allah est grand, Paris, Presses Pocket, 1989, p. 55. Chronique parue dans les années 50.
  • Retour à la note5 Jean Monod, Les Barjots, Paris, Éditions 10/18, 1971, p. 210. Paru chez Julliard en 1968.
  • Retour à la note6 Jean Chatenet, Petits Blancs, vous serez tous mangés, Paris, Seuil, 1970, p. 153. Voir aussi p. 130.
  • Retour à la note7 Louis Guilloux, O.K., Joe!, Paris, Folio, 1992, p. 250. Voir aussi p. 176. Paru chez Gallimard en 1976.
  • Retour à la note8 Jean Daniel, Le refuge et la source, Paris, Grasset, 1977, p. 86. Voir aussi p. 106.
  • Retour à la note9 Jean Rolin, La ligne de front, Paris, Payot, 1992, p. 219, Collection Voyageurs. Voir aussi p. 86 et 176.
  • Retour à la note10 Guy Sorman, En attendant les barbares, Paris, Livre de poche, 1994, p. 71. Voir aussi p. 27, 86 et 136.
  • Retour à la note11 Glossaire du parler français au Canada, Québec, Presses de l’Université Laval, 1968. Paru en 1930.
  • Retour à la note12 Louis-A. Bélisle, Dictionnaire nord-américain de la langue française, Montréal, Beauchemin, 1979. Paru en 1957.
  • Retour à la note13 André Clas et Émile Seutin, J’parle en tarmes, Montréal, Sodilis, 1989.
  • Retour à la note14 André Dugas et Bernard Soucy, Dictionnaire pratique des expressions québécoises, Montréal, Éditions Logiques, 1991.
  • Retour à la note15 Jean-Claude Boulanger, Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, Saint-Laurent (Québec), DicoRobert inc., 1992.
  • Retour à la note16 Louis Hémon, Lettres à sa famille, Montréal, Boréal Express, 1980, p. 128.
  • Retour à la note17 Jean Darbelnet, Dictionnaire des particularités de l’usage, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1986.
  • Retour à la note18 P. Dupré, Encyclopédie du bon français dans l’usage contemporain : difficultés, subtilités, complexités, singularités, Paris, Éditions de Trévise, 1972, p. 2471.
  • Retour à la note19 Joseph Hanse, Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne, Paris-Gembloux, Duculot, 1983.
  • Retour à la note20 Marie-Éva de Villers, Multidictionnaire des difficultés de la langue française, 2e édition, Montréal, Québec/Amérique, 1992. Paru en 1988.
  • Retour à la note21 Constance Forest et Louis Forest, Le Colpron, Montréal, Beauchemin, 1994.