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Mots de tête : « à même »

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité langagière, volume 6, numéro 2, 2009, page 14)

Qui te donne le front de surprendre mes pleurs?
Cherches-tu de la joie à même mes douleurs?
(Corneille, La place royale)

Dès mes premiers mois au Bureau de la traduction (je ne vous dirai pas combien de lustres se sont éteints depuis), on m’apprit à me méfier de la tournure « à même ». Mon réviseur a dû me le rappeler à plus d’une reprise. Et je présume qu’il devait s’appuyer sur ce qui était sans doute à l’époque l’ouvrage le plus consulté par les traducteurs, le fameux Vocabulaire général1. L’auteur, Hector Carbonneau, nous met en garde : « À même signifie : sans intermédiaire, sans intervention, dans le vif, en plein dans. C’est une expression familière. Il vaudrait mieux l’éviter pour traduire out of the sums, out of the votes, etc. Imputé sur conviendrait mieux en contexte financier. »

Si plus personne aujourd’hui n’ouvre le Carbonneau, la mise en garde n’a pas disparu pour autant. Les Clefs du français pratique veillent au grain : « À même implique un contact physique, direct : Boire à même la bouteille. Manger à même la casserole. Creuser à même la pierre. Pour indiquer l’origine d’un paiement ou d’un prélèvement de fonds, utiliser sur : Payer sur le budget de l’entreprise. Prélever sur les fonds publics. La langue courante fait cependant un usage abondant de à même dans ce sens, même s’il n’est pas attesté : Cette activité sera financée à même le budget de l’entreprise. »

Il faut chercher longtemps pour trouver un ouvrage qui entérine ou condamne cet usage. Depuis Carbonneau, je n’en ai trouvé qu’un qui, à première vue, le défend presque. Geneviève Gilliot2 estime qu’on peut dire « piger à même la caisse », mais elle condamne notre habitude de dire « citer des chiffres pris à même les statistiques ». Et pourquoi? Parce qu’« à même » exclut l’idée de choix. Si c’est le cas, « piger à même » serait presque un oxymoron. Du moins d’après le vieux sens du verbe, qui signifiait « prendre un passage en vue de le citer »…

Quant aux dictionnaires – unilingues comme bilingues – ils ne connaissent que le sens de « contact physique, direct », dont il vient d’être question. C’est ou bien « boire à même la bouteille », « coucher à même le sol » ou « porter à même la peau » qu’ils nous proposent.

Chez nous, cette tournure a un sens « hérétique » depuis au moins la première moitié du 19e siècle. En 1831, le journaliste Étienne Parent écrit : « la dotation d’un clergé protestant à même les terres du pays »; et quelques années plus tard : « ils seraient payés à même nos deniers en vertu d’un acte du Parlement3 ». Mon prochain exemple est également d’un journaliste, mais nous faisons un saut de plus de 135 ans. C’est le président du Rassemblement pour l’indépendance nationale (le RIN) qui me le fournit : « en permettant au Parti libéral de dépenser des millions de dollars à même les fonds de l’État4 ». J’en ai trouvé trois chez un autre indépendantiste, dont celui-ci : « les Empires et les Grands États, qui se sont tous constitués par la force et la violence, et à même de petits États qu’ils se sont annexés5 ». Le frère Untel ne dédaigne pas de l’employer : « en lui disant de payer les frais à même l’argent remis6 »; l’ancien rédacteur en chef du Devoir non plus : « il avait consenti des largesses à même les deniers publics7 ». Un dernier exemple, qui ressemble à celui de Geneviève Gilliot : « un financement puisé à même la poche des membres8 ».

Nos journalistes sont tellement nombreux à l’employer aujourd’hui, que l’alphabet y passe presque au complet : Hélène Buzetti, Gil Courtemanche, Michel David, Lysiane Gagnon, Chantal Hébert, Pierre Jury, Christian Rioux, Odile Tremblay, Michel Vastel… Même un sénateur se met de la partie : « s’enrichir à même les fonds publics9 ».

Mais comme le montre l’exemple qui suit, nous ne nous contentons pas du sens strictement financier. Un journaliste de l’époque de Parent, Hector Fabre, l’emploie dans un sens qui aurait plu à Corneille : « La plupart de nos concitoyens sont sous l’impression que* le pont Victoria a été construit à même les sueurs du peuple10 ». On passe des douleurs aux sueurs… Marcel Rioux lui aussi l’emploie presque dans le sens « officiel » : « [l’idée] admirablement exprimée par lord Durham de forger une nation à même tous les morceaux à la traîne »; « L’identité nationale sera forgée à même ces deux enclumes : rapatriement et centralisation11 ». Un politologue pousse l’image encore plus loin : « il importe de puiser à même une démarche qui permettrait de comprendre la situation politique au Québec et au Canada12 ». Puiser à même une démarche… Auriez-vous osé? Un dernier exemple qui fait de nouveau penser à Corneille : « on sent que c’est à même ses blessures […] que Louis Riel a trempé sa plume13 ».

Carbonneau, vous vous en souvenez, considère « à même » comme familier. Il n’a évidemment pas inventé cela. Il devait avoir sous le coude un vieux dictionnaire bilingue de la fin du 19e siècle, le Clifton-Grimaux14. Si le tour était « familier » à la fin du 19e siècle et jusqu’au milieu du 20e, qu’en était-il du temps de Corneille? Il était probablement très mal vu de l’employer. Et pourtant Corneille l’emploie. Dans un premier temps, en tout cas. Car dans l’édition de ses comédies que j’ai entre les mains, ces deux vers ont été refaits :

Ton plaisir dépend-il d’avoir vu mes douleurs?
Qui te fait si hardi de surprendre mes pleurs?

Plus trace d’« à même »… Je me demande si Voltaire ne serait pas passé par là. Car, comme vous le savez peut-être, il a passé plusieurs années à corriger les œuvres de Corneille (ses Commentaires font plus de 900 pages). On peut présumer qu’il n’aimait pas « à même »…

Certes, « à même » est assez facile à éviter, en optant par exemple pour « sur », comme nous le suggèrent Carbonneau et les Clefs du français pratique, sauf que ce n’est pas toujours possible. Et qu’à vouloir l’éviter à tout prix, on risque de tomber de Charybde en Scylla. J’en ai eu la preuve il y a une vingtaine d’années. Chargé de faire un examen du système de contrôle de la qualité du Bureau (le fameux Sical), je suis tombé sur ceci. Dans des textes d’examen, on avait jugé fautif « à même » dans cet exemple : « besoins de base satisfaits à même le budget familial », alors qu’ailleurs « besoins de base satisfaits par l’entremise du budget familial » ne l’était pas. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais j’aurais été plutôt porté à corriger le second. En effet, « par l’entremise » risque d’induire le lecteur en erreur. C’est comme s’il s’agissait d’une façon détournée de satisfaire les besoins, alors qu’on veut simplement dire que le budget familial permet de satisfaire les besoins de base.

Enfin, si vous allez naviguer sur Internet, vous trouverez des centaines de milliers d’exemples de cet usage – très majoritairement québécois ou canadiens, mais pas uniquement. Comme celui-ci : « Le ministère de la Sécurité sociale envisagerait de piller à même le budget des allocations allouées aux malades de longue durée » (Web Humanité, 14 juin 1993). Cela rappelle l’exemple de Gilliot du début.

Aussi, on peut se demander s’il y a lieu de maintenir la mise en garde. Après tout, si Corneille pouvait, il y a près de 375 ans, chercher de la joie à même ses douleurs, on ne voit pas pourquoi on ne pourrait pas parler d’un « projet subventionné à même la taxe foncière ». C’est moins poétique, évidemment…

P.-S. : Je vous ai menti tout à l’heure. Il y a au moins deux autres ouvrages qui parlent de cet usage, un dictionnaire québécois français-anglais15, d’où j’ai tiré l’exemple ci-dessus (qui est traduit ainsi : « programme funded out of property tax ») et le Bon usage. Eh oui, dans la dernière édition, on lit ceci : « Au Québec, alors qu’il ne s’agit pas de lieu : Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention accordée à même les fonds du Conseil des arts du Canada ». Curieusement, cet exemple est tiré des Devanciers du surréalisme d’un certain Léon Somville. Vérification faite, l’auteur est belge, et il était professeur à l’Université de Bruxelles. Un auteur belge pour illustrer un usage québécois…

Retour à la remarque 1* Où l’on voit que la tournure « sous l’impression que », considérée comme un calque, ne date pas d’hier.

NOTES

  • Retour à la note1 Hector Carbonneau, Vocabulaire général, Bulletin de terminologie 147, 4e fascicule, Secrétariat d’État, Ottawa, 1972. Fascicules parus entre 1957 et 1960.
  • Retour à la note2 Ce que parler veut dire, Leméac, 1974, p. 43-44.
  • Retour à la note3 Le Canadien, 7 mai 1831 et 13 novembre 1837, in Jean-Charles Falardeau, Étienne Parent 1802-1874, Éditions La Presse, 1975, p. 72 et 81.
  • Retour à la note4 Pierre Bourgault, Le Devoir, 21.4.66.
  • Retour à la note5 Marcel Rioux, Pour prendre publiquement congé de quelques salauds, L’Hexagone, 1980, p. 65.
  • Retour à la note6 Jean-Paul Desbiens, Journal d’un homme farouche, Boréal, 1993, p. 169 (entrée du 11.11.86).
  • Retour à la note7 Gérard Filion, Fais ce que peux, Boréal, 1989, p. 246.
  • Retour à la note8 Pierre Godin, La poudrière linguistique, Boréal, 1990, p. 50.
  • Retour à la note9 Jean-Claude Rivest, La Presse, 9.4.05.
  • Retour à la note10 Chroniques, Éditions Leméac, 1979, p. 188 (texte du 17 mars 1868).
  • Retour à la note11 Op. cit., p. 40 et 44.
  • Retour à la note12 Dorval Brunelle, Les trois colombes, VLB éditeur, 1985, p. 237.
  • Retour à la note13 Ismène Toussaint, « Louis Riel ou le rêve inachevé », L’Action nationale, nov. 2001, p. 85.
  • Retour à la note14 E. Clifton et A. Grimaux, A New Dictionary of the French and English Language (français-anglais), Garnier, 1881.
  • Retour à la note15 Marcel Séguin et Alice Amyot, Dictionnaire français-anglais.