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Mots de tête : « à l’année longue »

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité langagière, volume 3, numéro 3, 2006, page 18)

La crise n’a pas épargné ce lieu de rêve, couru à l’année longue.
(Véra Murray, Le Devoir, 1.6.92)

Les défenseurs de la langue font un métier ingrat. Ils doivent souvent avoir l’impression de prêcher dans le désert. Ou de semer sur l’onde (comme dit le poète). Ils s’époumonent depuis des années à nous rappeler qu’il ne faut pas dire à l’année longue, par exemple, mais nous continuons de faire la sourde oreille.

Nous disons aussi, bien sûr, à la journée longue. Et on voit même à la semaine longue, mais moins fréquemment. La plupart des ouvrages recommandent de dire à longueur d’année/de journée/de semaine. Évidemment, comme l’indique Guy Bertrand1, il y a d’autres façons d’exprimer la même idée : toute la journée, l’année durant, voire à cœur de semaine. Bien que cette dernière tournure soit considérée comme vieillie, « on aurait tort de ne pas l’utiliser », ajoute-t-il. On trouve en effet à cœur de journée dans le Littré, avec une citation de Saint-Simon. Je ne l’ai vue nulle part ailleurs, sauf dans le Harrap’s français-anglais, et seulement depuis l’édition de 2001. De fait, le Harrap’s donne « à cœur de jour », et d’après les occurrences sur Internet, c’est le tour que nous préférons dans une proportion de neuf pour un.

Malgré les mises en garde de nos grammairiens et chroniqueurs de langue, je dois confesser que j’ai un petit faible pour à l’année longue. Cela tient peut-être en partie au fait que nul autre que le très peu laxiste auteur du Dictionnaire des difficultés de la langue française au Canada l’a déjà employée2. C’était en 1959! Et l’encre du journal était à peine sèche que Dagenais se faisait rabrouer tout aussi sec par une lectrice indignée : « c’est choquant de l’entendre dire par nos gens instruits ». L’accusé répondra qu’il n’est pas convaincu que c’est une faute. Il trouve l’expression « bien construite », et se demande s’il ne s’agirait pas plutôt d’un « vieux provincialisme », car des Français lui auraient affirmé qu’on disait encore dans certaines régions du centre de la France « bavarder à la journée longue ».

Un an plus tard, de retour d’un voyage en France où il n’a trouvé aucune trace de cette locution, Dagenais se résignera à la ranger parmi les canadianismes. Mais il s’est peut-être repenti un peu vite. Irène de Buisseret3, par exemple, qualifie la tournure de « rustique » ou « villageoise ». Ce qui pourrait laisser penser qu’elle y voit aussi un provincialisme. D’après un autre ouvrage4, c’est un archaïsme.

Mais dès 1957, Bélisle5 en fait un canadianisme, comme Dulong6 trente ans plus tard. Entre-temps, le Petit Guérin express (1985) lui accole l’étiquette de québécisme. Deux ouvrages non québécois enregistrent l’expression comme canadianisme. En 1975, le Dictionnaire du français vivant7 la donne, en annexe, dans une liste de canadianismes établie par deux professeurs de Montréal. Et on la rencontre dans les dernières éditions du Harrap’s, mais dans la partie français-anglais seulement. Aucun n’y voit l’influence de l’anglais. Ou ne prend la peine de le signaler.

Ceux qui y voient un calque (« all year long ») sont encore plus nombreux : Robert Dubuc8, Louis-Paul Béguin9, Marie-Éva de Villers10, le Colpron11, le DQA12, Lionel Meney13, Jean Forest14, et j’en passe. Mais je ne suis pas absolument convaincu que ce soit le cas. Car j’en ai trouvé deux exemples ailleurs que chez nous. Dans la Grande Encyclopédie Larousse, Paul Claval, professeur à l’Université de Paris-IV, écrit : « les Canaries offrent des séjours à l’année longue ». Et un historien, Robert Mandrou, emploie une tournure à peine différente : « la côte Atlantique, ouverte sur la mer en année longue » (j’ai malheureusement perdu la source). Ces citations datent de 1976 et 1971. Où ces auteurs sont-ils aller pêcher ça? Chez nous? Mystère.

Que ce soit un canado-québécisme ou un anglicisme, il serait intéressant de savoir depuis quand nous l’employons. J’aurais donné trois exemplaires de mes Mots de tête pour trouver une citation du 19e siècle, ou du début du 20e à la rigueur, mais nous devrons nous contenter d’exemples plus récents. Sur Internet, on trouve plus de 48 000 occurrences, dont une bonne cinquantaine du Journal des débats de la Chambre des communes, et presque sept fois plus de celui de l’Assemblée nationale du Québec.

Dans mes propres fiches, entre autres exemples, j’en ai deux de Pierre Bourgault (Journal de Montréal), de 1997 et de 1998 ; un de l’ex-président du Conseil de la langue française, membre du Haut Conseil de la francophonie, qui date de 1990 : « la construction des chemins de fer va donner au Québec un débouché commercial vers la mer à l’année longue »15. Quelques années avant que Dagenais ne se fasse gourmander, un romancier « plein-airiste » avant l’heure l’emploie : « Pourra-t-on, avec les ans, pagayer encore à la journée longue, portager avec soixante livres sur le dos? »16. Enfin, dans deux nouvelles d’Yves Thériault, qui datent à peu près de la même époque (l’éditeur a négligé d’indiquer la date de parution), j’en ai trouvé deux autres, dont cette variante : « Buvant sec à soirée longue avec les Blancs »17.

Mon dernier exemple, une autre variante, serait nettement plus vieux. J’emploie le conditionnel à dessein, car l’auteur qui rappelle ce souvenir quarante ans plus tard n’indique pas sa source : « le Droit cite à la page longue un article de L’Action française que le Saint-Père vient de condamner »18. C’est un prélat italien, Mgr Andrea Cassulo, qui aurait prononcé ces mots… en 1928. Certes, l’abbé Groulx avait une bonne mémoire, mais on est quand même un peu étonné d’entendre ce « canadianisme » dans une bouche italienne.

Malgré tous les exemples que j’ai donnés (et les milliers sur Internet), je peux comprendre que vous hésitiez à l’employer. Car les condamnations sont nombreuses. Mais pour vous faire perdre vos scrupules, que vous soyez du bord des opposants ou des hésitants, il suffirait peut-être d’écouter plusieurs fois la chanson d’un parolier du groupe Beau Dommage. Dans Attendre à l’année longue qu’arrive enfin l’été, Pierre Bertrand la martèle pas moins de vingt-quatre fois! Comment résister à pareille sirène?

Il faut dire qu’avec les hivers que nous avons, quand arrive enfin l’été, il y a de quoi s’exciter…

NOTES

  • Retour à la note1 Guy Bertrand, 400 capsules linguistiques, Lanctôt, 1999.
  • Retour à la note2 Gérard Dagenais, Le Devoir, 21.9.59.
  • Retour à la note3 Irène de Buisseret, Guide du traducteur, Ottawa, ATIO, p. 64 (Deux langues, six idiomes, p. 49).
  • Retour à la note4 Auteur collectif, Les mots dits grands maux, Société d’énergie de la baie James, 1980.
  • Retour à la note5 Louis-Alexandre Bélisle, Dictionnaire de la langue française au Canada, Bélisle, 1957.
  • Retour à la note6 Gaston Dulong, Dictionnaire des canadianismes, Larousse, 1988.
  • Retour à la note7 Davau, Cohen et Lallemand, Dictionnaire du français vivant, Bordas, 1975, p. 1305.
  • Retour à la note8 Robert Dubuc, Objectif : 200, Leméac, 1971.
  • Retour à la note9 Louis-Paul Béguin, Un homme et son langage, L’Aurore, 1977.
  • Retour à la note10 Marie-Éva De Villers, Multidictionnaire des difficultés de la langue française, Québec-Amérique, 1988.
  • Retour à la note11 Constance Forest et Louis Forest, Le Colpron, Beauchemin, 1994.
  • Retour à la note12 Jean-Claude Boulanger, Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, DicoRobert, 1993.
  • Retour à la note13 Lionel Meney, Dictionnaire québécois-français, Guérin, 1999.
  • Retour à la note14 Jean Forest, Les anglicismes de la vie quotidienne des Québécois, Triptyque, 2006.
  • Retour à la note15 Michel Plourde, introduction à La question du jour –Resterons-nous français? de Faucher de Saint-Maurice, Hurtubise HMH, 1990, p. 16.
  • Retour à la note16 Harry Bernard, Portages et routes d’eau en Haute-Mauricie, Éditions du Bien public, 1953, p. 10.
  • Retour à la note17 Yves Thériault, L’herbe de tendresse, VLB Éditeur, 1983, p. 128 et 223.
  • Retour à la note18 Lionel Groulx, Mémoires, tome 2, Fides, 1971, p. 374.