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Les années quatre-vingt ou quatre-vingts?

(L’Actualité terminologique, volume 17, numéro 7, 1984, page 18)

Les adjectifs numéraux dix, trente, quarante, cinquante, soixante sont invariables. Quand on veut désigner une suite d’années, une série, on recourt le plus souvent au chiffre : les années 30; cependant, en lettres, on écrit sans hésiter : les années trente. Il n’en est pas de même pour vingt qui varie en nombre. « Les années 20 », facile à écrire; « les années vingt » aussi; « les années 80 » encore; mais « les années quatre-vingt(s) »?

La réponse n’est ni simple, ni évidente. Ouvrons la discussion par une citation d’André Martinet (Le français sans fard, collection SUP « Le linguiste », Presses universitaires de France, Paris, 1969, page 84) :

L’existence, dans leur langue, d’une orthographe grammaticale représente, pour tous les francophones, un terrible handicap. Si le temps qu’on consacre, souvent en vain, à son acquisition était mis à profit pour autre chose, le Français ne serait peut-être plus le monsieur qui ignore la géographie et qui est si faible en calcul mental. L’apprentissage de règles aussi dénuées de fondement rationnel dans la langue contemporaine que celle de l’accord des participes passés après l’auxiliaire avoir contribue à entretenir chez lui un certain « juridisme », un goût pour l’abstraction gratuite qui paraît d’autant plus séduisante que ses fondements dans les faits n’apparaissent pas. Il l’éloigne de l’opération abstractive elle-même, passage du concret à l’abstrait par l’application du principe de pertinence, opération qui fonde la science. Ceci nous vaut des mathématiciens et des grammairiens, mais peu de physiciens et de vrais linguistes.

Soyons donc en garde contre notre mentalité latine et française portée à s’offusquer de la jeune frondaison de l’arbre et à ignorer la forêt. Parfois, le mieux est l’ennemi du bien.

Dans notre métier de rédacteur, de traducteur ou d’écrivain, le doute, autant que la modestie, est salutaire. L’humour aussi. Et cent fois, doutant de moi-même, je me reporte aux bons auteurs, à ceux dont les ouvrages ont fait leurs preuves. Votre remarque sur l’absence de s à la fin de « les années quatre-vingt(s) » a glissé le soupçon dans mon esprit. Alors j’ai consulté les auteurs, huit ou neuf. Pour ne pas fournir exagérément cette missive, je m’en tiendrai à trois autorités en la matière :

Ferdinand Brunot, Grevisse et Dupré, qui résument fort bien l’interprétation générale.

A. Ferdinand Brunot, dans La pensée et la langue, Masson et Cie, Paris, troisième édition revue, troisième tirage, 1965, page 121, traite d’abord des noms des dizaines; il rappelle notamment la coexistence, dans le français contemporain, des numérations a) d’origine latine (dix, vingt, trente, quarante, cinquante, soixante, et aussi septante, huitante ou octante, nonante) et b) d’origine celte, système de numération par 20 ou « système vicésimal » de… nos ancêtres les Gaulois, dont il reste notre quatre-vingts (on disait six-vingts, sept-vingts, onze-vingts, quinze-vingts, etc.). À noter que quatre-vingt-dix représente une combinaison des deux systèmes précédents. À vingt, on ajoutait dix. Et Brunot poursuit :

Orthographe de vingt et cent. – Les règles actuelles, relatives à l’orthographe de vingt et de cent, étaient inconnues au XVIe et au XVIIe s. : Palsgrave déclarait seulement que vingt et cent restent invariables, quand ils ne sont pas multipliés, que sinon, ils prennent s. De même Meigret. Personne ne se souciait alors de savoir si un autre nom de nombre suivait; on écrivait quatre vingts et un, deux cents mille comme deux centsetc. La règle moderne est une invention de la fin du XVIIe s., dont l’auteur n’a pas encore été retrouvé. Elle fut acceptée par les grammairiens de la fin du siècle, bien que l’Académie en 1762 l’ignorât encore. Elle a passé de là dans les manuels. Que perdrait-on à l’abandonner?

La logique de la complexité inutile qui l’a emporté n’est pas immuable. Mais comment écrire « les années quatre-vingt(s) »?

B. Grevisse, dans Le bon usage, Éditions du Renouveau pédagogique, Duculot, onzième édition revue, deuxième tirage, 1980, pages 445-446, note :

Vingt et cent prennent un s quand ils sont multipliés par un autre nombre et qu’ils terminent l’adjectif numéral : quatre-vingts francs, […] à quatre-vingts pour cent, etc. Mais : quatre-vingt-deux francs. Quatre-vingt mille francs. ( 873)

Remarques : – 1. Vingt et cent, employés par abréviation pour vingtième et centième, sont invariables : Page quatre-vingt. ( 874)

Hist. – Vingt et cent, quoique invariables en latin, variaient ordinairement autrefois dans les multiples, même s’ils étaient suivis d’un adjectif numéral : Mil cinq cents quatre-vingts neuf […] – La règle actuelle, inventée au XVIIIe siècle, a été arbitrairement imposée par les grammairiens et par les manuels. ( 875)

Grevisse tout comme Brunot, est très critique à l’égard de règles grammaticales superfétatoires, et à la base fragile. Mais comment donc écrire « les années quatre-vingt(s) »?

C. Dupré, dans l’Encyclopédie du bon français dans l’usage contemporain, Éditions de Trévise, Paris, tome III, 1973, après avoir rappelé les règles mentionnées ci-dessus, cite le Dictionnaire de l’Académie : « Quatre-vingt s’emploie aussi comme adjectif numéral ordinal pour quatre-vingtième; dans ce cas il ne prend pas d’s. Page quatre-vingt. L’an mil huit cent quatre-vingt » (page 2143).

Dupré cite ensuite le Littré :

2. Se prononce ka-tre-vin; l’s se lie : ka-tre-ving-z hommes. L’habitude de compter par vingt (six-vingts, sept-vingts), a fait traiter vingt comme cent, et mettre un s quand il est multiplié par un autre nombre. Cela se conçoit. Mais la suppression de l’s dans certains cas n’est qu’une abréviation orthographique et n’a rien de syntaxique. (Ibid.)

Dupré conclut son étude ainsi :

Les règles compliquées concernant la présence de s ou son absence dans les chiffres quatre-vingts et cent datent du XVIIIe siècle. L’usage dans la période antérieure était d’écrire toujours quatre-vingts et deux cents. Nos règles sont des inventions des grammairiens. Elles continuent à s’imposer dans l’usage tant graphique que phonétique du point de vue de la liaison. Quand l’s est absent, c’est-à-dire devant un nom de nombre, la liaison de la finale t avec le chiffre suivant commençant par une voyelle ne se fait pas : quatre-ving(t)-un, quatre-ving(t)-onze, alors qu’on prononce vingt et un; au contraire, quatre-vingts (z-) hommes, avec liaison.

La règle selon laquelle il faut écrire quatre-vingts pages avec un s, et page quatre-vingt sans s dépasse les bornes de l’absurdité. Toute réforme éventuelle de l’orthographe devrait s’occuper de ce mot en priorité. (Ibid.)

Si je reviens à ma question initiale, je peux répondre : l’usage actuel est d’écrire quatre-vingts années, mais l’année mil neuf cent quatre-vingt. Cependant, aucun auteur ne parle des années mil neuf cent quatre-vingt(s), ou des années quatre-vingt(s). Ma réponse, nuancée, est celle-ci :

  1. L’emploi de l’expression « les années quatre-vingt(s) » est récent; quelques années, quelques dizaines d’années au plus. En fait, on trouve presque toujours le nombre écrit en chiffres : « les années 80 » « les années 1980 ». Dans ce cas, pas de risque de se tromper! Mais l’expression est alors moins littéraire.
  2. L’expression étant récente et, surtout écrite en lettres, d’un emploi rare, on ne s’étonnera pas de n’en trouver aucune attestation dans les grammaires. Nous sommes dans le domaine de l’usage flottant. Ce qui veut dire qu’il est également juste d’écrire les années quatre-vingt ou quatre-vingts. Autre exemple : le mot « medium » a, aujourd’hui, comme pluriel le plus fréquent « médias », mais il a fallu des années avant que l’usage écarte progressivement les formes concurrentes « media », « média » ou « medias ». Dans le cas qui nous concerne, nous saurons mieux dans dix ans la tendance de l’usage.
  3. On peut justifier l’absence d’s en disant que « les années quatre-vingt » forme une série plus ordinale que cardinale; on parle dans ce cas de la série d’années comprises entre 1980 et 1989, la série des années « quatre-vingtièmes », précédée de la série des années « soixante-dixièmes » ou « années soixante-dix » et suivie de la série des années « quatre-vingt-dixièmes » ou « années quatre-vingt-dix ». On notera que la difficulté ne se pose pas pour les années soixante-dix ou soixante, ces mots étant invariables.
  4. On peut justifier la présence de l’s en disant que, dans « les années quatre-vingts », quatre-vingts est adjectif numéral cardinal, non adjectif numéral ordinal; en effet, si on peut dire la « mil neuf cent quatre-vingtième année » (l’année 1980), on peut parler des « mil neuf cent quatre-vingtièmes années » (les années 1980).

    Contrairement à la série qui est unique, justifiant ainsi le singulier (l’unique intervalle compris entre 1980 et 1989), ici, les dix années comprises entre 1980 et 1989 sont considérées individuellement : les années quatre-vingt + quatre-vingt-un + quatre-vingt-deux +… quatre-vingt-neuf = les dix années quatre-vingts. On notera que l’anglais est bien plus souple et simple : « the 80’s », «  the 1980’s », « the eighties »; aucun embarras.

  5. Il y a quelque temps, ma préférence allait au pluriel, avec s : « les années quatre-vingts ». Cependant, ce n’était qu’une préférence, prête à céder devant l’usage; car, en matière de langue, l’usage fait loi. Mes consultations portaient sur des livres, mais aussi auprès des locuteurs avertis et des usagers ordinaires. Je n’arrivais pas à trouver d’attestation qui ferait pencher la balance.

    Depuis quelques mois, j’ai rencontré deux occurrences de l’expression « les années quatre-vingt », et l’une et l’autre sans s, dans :

    • Benjamin Damelincourt, « À la gloire de la consommation », in Presse Actualité (Paris),  178, décembre 1983, page 41.
    • « La science des années quatre-vingt », in Encyclopaedia Universalis, Universalia 1983, pages 140 et 142.

Je serais heureux de bénéficier des observations des lecteurs, pour renforcer ces attestations qui pourraient bien indiquer la tendance de l’usage.

D’autre part, comme les bons auteurs sont unanimes à trouver aberrantes les règles compliquées et artificielles du pluriel des nombres, décidées par des théoriciens et que nous, praticiens, perdons souvent du temps à nous interroger sur des accords au fondement douteux, pour ces diverses raisons, aujourd’hui, prudemment, je penche pour l’usage du singulier, avec toutes les précautions qu’exige l’étude d’une langue, domaine relatif des sciences humaines. J’écrirais donc plutôt : « les années quatre-vingt »*.

Retour à la remarque 1*  Défense du français (Lausanne),  200, mai 1980, publie la fiche suivante :

« Quatre-vingt(s) : Ce chiffre ne s’écrit « quatre-vingt » (sans s) que s’il est suivi d’un autre adjectif numéral. Exemple : quatre-vingt-deux. On écrira : quatre-vingts millions (substantif), mais : quatre-vingt mille francs.

Règle superbement ignorée au Crédit suisse, par exemple, dont le directeur principal a publié récemment un article intitulé « La politique de placement dans les années quatre-vingt ». . . Quant à M. Jeker, membre de la Direction générale, il publie un livre (!) intitulé « Les banques suisses dans les années quatre-vingt ». . . »

L’indignation du grammairien rédacteur de la fiche devrait être plus modeste et nuancée. Et ce sont peut-être bien le Crédit suisse et M. Jeker qui ont raison.