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Du secteur privé au secteur public : quelques exemples de néologismes de sens

Raymond Pepermans
(L’Actualité terminologique, volume 22, numéro 2, 1989, page 6)

La typologie traditionnelle des néologismes lexicaux distingue habituellement trois catégories de néologismes : les néologismes de forme lorsqu’il y a création d’une appellation nouvelle, les néologismes de sens lorsqu’il y a rattachement à un signifiant existant d’un signifié nouveau et l’emprunt lorsqu’il y a passage dans la langue d’un signe linguistique complet, avec son signifié et son signifiant, à partir d’une autre langue1. Cette classification élémentaire, comme l’a admis Guy Rondeau dans son Introduction à la terminologie2, est insuffisante dans la mesure où elle n’établit aucune distinction entre les mécanismes de création néologique s’accomplissant sur le plan interne, c’est-à-dire à l’intérieur d’une même langue, et sur le plan interlinguistique lorsque deux langues sont en présence. L’auteur admet d’ailleurs la possibilité de néologismes de forme et de sens sur ces deux plans, ainsi que l’existence de transferts de sens lorsqu’il y a passage, dans une langue, d’une unité terminologique d’un domaine à un autre3. Le but de cet article est de démontrer que dans les domaines de la gestion et de l’administration, ce processus de création néologique avec transfert de sens est particulièrement abondant : il s’agit de nouveaux termes adoptés dans un domaine particulier et qui existaient déjà dans un autre domaine, mais qui lors de ce passage opèrent une mutation d’ordre sémantique.

Le vocabulaire anglais de l’administration publique nous fournit un excellent exemple de ce processus particulier de création néologique. Ce vocabulaire s’enrichit d’un certain nombre d’expressions propres au secteur privé, avec glissement de sens, en passant d’un secteur à l’autre, ce qui ne va pas sans poser certains problèmes au traducteur qui est, de ce fait, souvent obligé de créer un néologisme dans la langue d’arrivée pour rendre convenablement le sens de ces expressions. Ce phénomène est surtout caractéristique de l’Amérique du Nord en raison de l’interdépendance traditionnelle existant sur ce continent entre les secteurs privé et public. En effet, l’administration publique au Canada et aux États-Unis s’est longtemps inspirée des principes de l’administration des entreprises, ce qui rend son vocabulaire particulièrement perméable à une terminologie provenant du secteur privé. Ce phénomène est, par ailleurs, encouragé par le fait que le personnel gestionnaire, contrairement à la situation européenne, passe facilement d’un secteur à l’autre, accomplissant ainsi une carrière polyvalente. D’autre part, l’idéologie récente de la privatisation de certains services publics, ainsi que les politiques de rentabilisation des opérations des administrations existantes, n’ont fait qu’accentuer l’incorporation de termes venant de l’entreprise privée au corpus lexical de l’Administration.

Le cas de l’adjectif corporate et des syntagmes composés à partir de ce terme, empruntés à la terminologie du monde des affaires, constitue un exemple parfait de néologisme de sens avec rattachement d’un nouveau signifié. Dans son sens originel : « relatif à l’entreprise envisagée dans la totalité de ses éléments constitutifs », il se traduit habituellement par de l’entreprise, de la société, de la compagnie. Après avoir pénétré dans le vocabulaire de l’administration publique, ce terme évoquera toujours une entité considérée dans sa généralité mais la notion se référera à un autre type d’organisation, l’organisation administrative. Il se traduira alors, selon les cas et le type d’unité organisationnelle envisagé, par les expressions : général, global, d’ensemble, intégral, intégré, ministériel, du ministèreetc... Voici quelques exemples de ces glissements de sens empruntés au vocabulaire de la fonction publique du Canada et qui ne concernent pas des sociétés d’État ou des public corporations mais des entités purement administratives situées en dehors du droit des sociétés : corporate administration, habituellement traduit par administration de l’entreprise, devient administration ministérielle; corporate advisor, rendu par conseiller d’entreprise, devient conseiller ministériel; Corporate Affairs Branch est traduit par Direction des Affaires générales, corporate analysis par analyse générale. À la Commission de la fonction publique, corporate approval devient approbation par la Commission. La liste des termes syntagmatiques composés à l’aide de l’adjectif corporate, utilisés au gouvernement du Canada, est inépuisable et ces exemples indiquent bien qu’il s’agit de néologismes, empruntés à un domaine connexe, auxquels se rattache une autre notion.

Le cas de corporate n’est pas le seul terme engagé dans ce processus de transformation notionnelle. Nous avons relevé dans un texte récent du ministère de Travaux publics un certain nombre de locutions qui participent du même phénomène et pour lesquelles nous avons dû avancer quelques propositions concrètes au traducteur perplexe devant cette évolution. Ces termes sont plus directement liés à l’émergence d’une politique récente de ce ministère consistant à rentabiliser ses opérations sur le modèle du secteur privé. Il s’agit des termes business manager; national business manager; business management unit planning; business planner; product line et product line manager. Toute solution relative à ces expressions, comme dans le cas des syntagmes composés avec le terme corporate, se ramenait en fait à l’analyse de deux notions clés : product line et business plan. En ce qui concerne le premier vocable, il est pour le moins inusité de parler de « produits », à propos du résultat d’une activité administrative, car il est incontestable que son utilisation fut jusqu’à présent réservée à l’entreprise privée dans la mesure où un produit est défini comme un bien ou un service élaboré et mis en vente par une entreprise4. Or, dans le cas qui nous occupe, il s’agit d’un bien ou d’un service élaboré et mis en vente par un gouvernement. Par conséquent, le terme product line se traduit par ligne de produits ou gamme de produits et se définit comme un ensemble de produits présentant de fortes analogies du point de vue des techniques d’approvisionnement, des canaux de distribution ou même des prix5. Nous voyons que cette notion met en évidence la fonction commerciale de l’objet, ce qui n’est pas en contradiction avec la définition générale du terme produit. Cependant, la ligne de produits ne couvre pas les services traditionnellement rendus par le secteur public qui ne sont pas censés obéir aux conditions du marché. Or, dans certains textes de Travaux publics Canada, on assimile à cette notion les activités des services de l’ingénierie et de l’architecture du ministère. Les bâtiments, les transports et la navigation peuvent-ils être considérés comme des lignes de produits au même titre que des services commercialisables? Cette adéquation n’est certainement pas valable lorsque le gouvernement gère l’entretien de ses propres immeubles; on parlera alors de secteurs d’activités. Il n’est cependant pas inconcevable que certains secteurs de l’Administration soient susceptibles de « vendre » leurs services, par conséquent leurs « produits », dans un contexte de rentabilisation des opérations. Dans ce cas, malgré le caractère inusité de cette équivalence notionnelle, il nous semble approprié d’adopter la terminologie en vigueur dans le secteur privé, tant en français qu’en anglais, parce que product line exprime la même réalité dans le secteur public. L’Administration acquiert les caractéristiques d’une entreprise privée au sens propre du terme et l’expression product line ou ligne de produits garde son sens originel. Nous ne sommes donc pas ici en présence, contrairement au cas de corporate, d’un néologisme puisque signifiant et signifié ne subissent aucune mutation de forme ni de sens : terme et notion expriment la même réalité quoique dans un autre contexte.

Comme nous l’avons vu à propos des emprunts avec néologisme de sens, cet exemple n’est pas des plus courants et il faudra se garder de toute généralisation à cet effet, car toutes les activités gouvernementales ne peuvent faire l’objet d’une rentabilisation similaire à celle du privé. Lorsqu’on fait allusion à des secteurs non rentabilisés du gouvernement, c’est la terminologie de l’administration publique qu’il faudra utiliser en français, même si la terminologie anglaise est semblable d’un secteur à l’autre. Pour éviter toute confusion, le traducteur devra être attentif aux objectifs des secteurs de son ministère, aux traits caractéristiques des activités qui y correspondent, ainsi qu’aux conditions propres à leur réalisation. Il faudra, en définitive, juger selon les cas d’espèce.

Le terme business plan, comme le terme corporate, entre aussi dans la catégorie des néologismes de sens. Il se traduit habituellement par plan d’entreprise. Comme un plan provenant d’une organisation gouvernementale n’est manifestement pas un plan provenant d’une entreprise, il nous est impossible, à ce propos, d’adopter en français la terminologie du secteur privé. De plus, pour ce qui est de la traduction de ce terme, nous sommes placés devant une difficulté supplémentaire en raison du fait que l’adjectif anglais business constitue un générique utilisable dans des contextes très variés, ce qui n’est pas le cas de ses nombreux équivalents français. Il faudra, par conséquent, pour établir une équivalence correcte, découvrir la notion correspondante utilisée dans le secteur public avec son équivalent français. Or, le terme business plan tel que défini dans le document de Travaux publics Canada, constitue en fait un synonyme de operational plan ou plan opérationnel en français. Pour illustrer cette synonymie, comparons deux contextes définitoires, l’un se rapportant à business plan, l’autre à business planning.

Dans le texte de Travaux publics Canada :

The business plan which will identify the workload, will then establish the number of Pys (person-years) and other resources required by Region and by Product Line by applying approved norms and contracting out objectives. It will be updated on a quarterly basis or more often if required6.

Dans la version anglaise du Glossaire de la planification générale d’Hydro-Québec, operational planning est défini de la manière suivante :

Short or medium-range planning of the enterprise’s operations, indicating what actually will be done7.

Le texte de Travaux publics Canada indique bien que le business plan est un plan élaboré à l’intérieur du cadre de l’administration publique et que, même s’il est destiné à être exécuté dans la perspective de la commercialisation d’une ligne de produits, il fait appel aux mécanismes et aux ressources d’un ministère. Le recours à la notion d’années-personnes dans l’élaboration de ce plan prouve qu’il ne s’agit pas d’un programme trouvant son origine dans le secteur privé. De plus, notre business plan correspond exactement à la définition de operational plan que nous pouvons établir par inférence à partir de celle de operational planning et que nous avons relevée dans le glossaire d’Hydro-Québec, à la différence près que ce operational plan est défini comme un plan émanant du privé. Or, il se trouve que ce dernier terme est aussi d’utilisation courante dans le secteur public et qu’il possède, par conséquent, deux notions. Reproduisons ici deux contextes définitoires du plan opérationnel, dans leur version française :

Dans le secteur privé :

Le plan opérationnel établit le lien entre les décisions stratégiques et le budget. Il permet de traduire en programmes d’action détaillés les objectifs et orientations du chef d’entreprise et de les faire passer dans les faits en préparant leur mise en œuvre dans le cadre des budgets d’exploitation et d’investissement8.

Dans le secteur public :

Dans le cadre du système de gestion des secteurs de dépenses, les plans opérationnels permettent de faire passer dans les faits les décisions stratégiques du gouvernement9.

C’est bien à cette dernière notion, exprimée par un contexte définitoire emprunté au secteur public, que correspond le business plan. En fait, en analysant ce néologisme de sens par l’intermédiaire d’un synonyme déjà consacré dans la terminologie administrative, nous avons mis en évidence un double processus d’emprunt interne avec déplacement de sens : le terme operational plan, qui trouve aussi son origine dans le privé, passe d’un secteur à l’autre dans un premier temps et, en effectuant ce passage, son sens original se modifie; ensuite business plan accomplit le même itinéraire et tend à remplacer le terme précédent lorsque le contexte politique se modifie. L’adjectif business, déjà extrêmement malléable sur le plan sémantique, s’adapte facilement à une nouvelle réalité et nous pouvons raisonnablement conclure à la synonymie dans le domaine public entre, d’une part, business plan et operational plan et, d’autre part, entre business planning et operational planning. Nous proposons donc de traduire business plan par plan opérationnel. Nous estimons, en définitive, que ce rapprochement est logique car, au fond, business plan est un plan qui concerne les affaires, et au gouvernement, les affaires ne sont rien d’autre que des opérations.

Nous avons, au cours de cet article, et dans le cadre de l’étude de quelques problèmes de traduction, analysé un type de création néologique que nous croyons être particulièrement répandu dans le vocabulaire des opérations gestionnaires : le néologisme de sens, ce qui illustre le fait que, dans certains cas, la traduction constitue un apport indéniable à l’élucidation de questions théoriques propres à la terminologie. Le vocabulaire de l’administration, d’une richesse extrême, est d’ailleurs favorable à ce genre d’investigation; les traducteurs aussi bien que les terminologues en recueilleront les bénéfices.

Voici, en guise de conclusion, un petit lexique à l’usage des traducteurs, confectionné à partir de l’étude qui précède, présentant un certain nombre d’équivalents pour les termes ayant effectué un passage du secteur privé au secteur public.

Lexique anglais-français

business management – gestion des opérations; gestion opérationnelle

business management unit – service de gestion des opérations; service de gestion opérationnelle

business manager – directeur des opérations

business plan – plan opérationnel

business planner – planificateur des opérations

business planning – planification opérationnelle

corporate – On utilisera selon les besoins et les syntagmes formés à l’aide de cet adjectif : général; global; d’ensemble; intégral; intégré; ministériel; du ministère; de la Commission, etc., selon le type d’organisme qu’on désire envisager dans sa totalité.

national business manager – directeur national des opérations

product line – ligne de produits; gamme de produits

product line business plan – plan opérationnel relatif à une ligne de produits; plan relatif à une ligne de produits

product line manager – directeur des produits; gestionnaire des produits; chef des produits

NOTES

  • Retour à la note1 Rondeau, Guy. Introduction à la terminologie, 2e éd., Gaëtan Morin, Chicoutimi, 1984, p. 127.
  • Retour à la note2 Rondeau, Guy. op. cit., p. 127.
  • Retour à la note3 Rondeau, Guy. op. cit., p. 132.
  • Retour à la note4 de Villers, Marie-Eva. Vocabulaire de la gestion de la production, anglais-français, Office de la langue française, Québec, 1981. (Cahiers de l’Office de la langue française), p. 50.
  • Retour à la note5 Hazebroucq, Pierre (réd.). Techniques commerciales, fasc. 2 400, p. 3.
  • Retour à la note6 Public Works Canada, Design and Construction, Architectural and Engineering Services, Proposed Reorganization, Phase I, draft, December 6, 1985, p. 1.
  • Retour à la note7 Hydro-Québec. Glossary of Corporate Planning Terms, Montréal, 1971, p. 11.
  • Retour à la note8 de Guerry, Jacques et Jean-Claude Guiriec. Gestion prévisionnelle à moyen terme : le plan d’entreprise, Paris, Delmas, 1979, p. E3.
  • Retour à la note9 Vincent, Lois. « Plan opérationnel », fiche terminologique, Banque de données linguistiques TERMIUM®, Ottawa, 1985.