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Mots de tête : « en autant que »

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité langagière, volume 7, numéro 2, 2010, page 12)

En autant que je me rappelle, Mussolini
n’avait pas droit à nos prières1.

Il est amusant qu’une des premières sources de l’expression « en autant que » soit un auteur du nom de David2 : « Je n’ai voulu jusqu’à présent vous parler de moi… qu’en autant que cela a été indispensable pour vous mettre au fait des événements. » Et qu’un des derniers à la condamner soit un journaliste du même nom3. 170 ans plus tard…

Il existe des sources plus anciennes encore, mais comme il s’agit de traductions4 – que je ne suis pas parvenu à dater –, je vous les signale sous toute réserve : un texte du secrétaire d’État Egremont d’août 1763, une ordonnance du gouverneur James Murray de septembre 1764 et l’Acte constitutionnel de 1791. Dans le seul article XXXIII de cet Acte, la tournure revient trois fois : « excepté en autant qu’elles ont été expressément rappelées… par cet Acte, ou en autant qu’elles seront ou pourront ci-après… être rappelées ou variées par sa Majesté…, ou en autant qu’elles pourront être rappelées ».

Moins de dix ans après la lettre du patriote Girouard citée par L.-O. David, le grand journaliste Étienne Parent5 l’emploie : « c’est ce que nous ne pouvons faire qu’en autant que nous aurons… ». Ainsi qu’un autre journaliste, dans un ouvrage historique6 : « le 4e article du traité de 1763 qui ne permettait pas aux Canadiens de jouir de leur religion comme sous le gouvernement français, mais en autant que le permettaient les lois anglaises ».

Cet usage devait être assez répandu à l’époque, puisque dès la fin du siècle, un premier défenseur de la langue prendra la peine de signaler qu’il n’est pas conforme à l’usage français. En 1896, Raoul Rinfret7 indique qu’il faut dire « en tant que » ou « pourvu que ». Moins de vingt ans plus tard, l’abbé Blanchard8 rappelle qu’« en tant que » est la bonne forme. Et l’année suivante, c’est au tour d’un collaborateur de la Société du parler français au Canada, le Sarcleur9, d’en faire autant.

Mais la leçon a été mal retenue, comme en témoignent ces exemples : « en autant que peuvent être stables les institutions humaines » (Errol Bouchette, 190110); « être avec la France en autant [sic] que le permettent nos devoirs envers l’Angleterre ». Le « [sic] » n’est pas de moi, mais de quelqu’un qui, lui, avait retenu la leçon11. Dans un ouvrage sur lord Durham, Léo-Paul Desrosiers12 cite une dépêche avec plusieurs occurrences : « en autant qu’ils oublient… les principes du droit chrétien, en autant qu’ils sont inspirés par…, en autant qu’une telle conformité est compatible avec les différences ». La traduction est vraisemblablement de Desrosiers.

Il est intéressant de voir que les trois premiers auteurs à condamner cette tournure ne semblent pas soupçonner qu’il puisse s’agir d’un calque. C’est seulement en 1936, soit quarante ans après Rinfret, que Léon Lorrain13 lui accolera l’étiquette infamante. Et à partir de cette date, les défenseurs de la langue lui emboîteront le pas : depuis Gérard Dagenais (1967), jusqu’à Paul Roux (2004) et Michel Parmentier (2006), en passant par Gilles Colpron (1970) et Marie-Éva de Villers (1992). Et j’en saute au moins dix. (Je vous laisse le plaisir de les trouver; vous y ferez toute une moisson d’équivalents pour remplacer le calque.)

Soit dit entre vous et moi, et la boîte à bois (comme aurait ajouté mon père), si les condamnations se multiplient, c’est que le succès de la tournure ne se dément pas. À peu près tous nos journalistes ont un faible pour « en autant que » : du Devoir, Gilles Lesage (8.11.93) et Odile Tremblay (20.11.99); du Droit, Michel Vastel (22.1.01); de La Presse, Pierre Foglia (30.10.03), Alain Dubuc (24.11.04), André Pratte (16.11.06) et Nathalie Petrowski (13.12.06); de Voir, Éric-Olivier Dallard (8-14.1.04), et même un journaliste acadien, Serge Rousselle de L’Acadie nouvelle (12.8.02).

C’est aussi le cas de gens d’horizons les plus divers : un ancien premier ministre : « en autant que le Québec est considéré » (Robert Bourassa, Le Droit, 10.7.92); une future grande romancière : « en autant que j’ai pu comprendre son anglais » (Gabrielle Roy, Bulletin des agriculteurs, janvier 1942); un homme de théâtre : « il m’encourageait en autant que j’étais premier de classe » (Gilles Provost, Le Droit, 28.11.05); un anthropologue : « le Québec ne peut réaliser qu’un entre-deux en autant que le tolère le Canada » (Claude Bariteau, Le Devoir, 10.7.08); un professeur de français : « l’harmonie linguistique y règne en autant que les francophones acceptent de cacher leur langue14 »; et un philosophe théologien (l’exemple en épigraphe).

Enfin, si l’on en croit deux de nos journalistes, même les Français prendraient goût à notre calque : « Écrire de la fiction ça donne du plaisir en autant que l’on sait ce que l’on veut dire » (Françoise Giroud, entretien avec Nathalie Petrowski, Le Devoir, 24.9.83); « En autant, bien sûr, que l’échange se fasse à égalité » (Jean-Marie Borzeix, ancien directeur de France Culture; Louise-Maude Rioux Soucy, Le Devoir, 15.9.06). Je ne peux m’empêcher de soupçonner qu’on leur a mis des mots dans la bouche…

La forme recommandée par Rinfret et Blanchard, « en tant que », n’est pas fréquente chez nous, mais on la rencontre : « En tant que l’on sache, les loups ne dévorent jamais les messagers15 ». Ce tour serait littéraire d’après Joseph Hanse, et en voie de disparition d’après Maurice Grevisse. Mais ce qui est plus étonnant, c’est d’apprendre que la formule qu’on propose fréquemment pour éviter le calque, « pour autant que », ne daterait que du XXe siècle (Grevisse). Effectivement, ni Littré ni Hatzfeld-Darmesteter ne la connaissent. Même la 8e édition (1935) du dictionnaire de l’Académie l’ignore. On comprend mieux pourquoi ces deux formes ont autant de mal à supplanter la nôtre : la première serait trop littéraire, l’autre trop récente…

Personnellement, avoir à choisir entre « pour autant que je suis concerné » et « en autant que », mon cœur ne balancerait pas longtemps. C’est la dernière qui l’emporterait. Certes, à moins d’y être obligé, je m’exprimerais autrement, car je préfère de loin « en ce qui me concerne » ou une autre formule plus courte (« quant à moi », « pour ma part », etc.). Mais la question n’est pas là. Ce qu’il faut se demander, c’est si « en autant que » est un véritable calque.

En anglais, il me semble qu’on voit plus souvent « as far as » ou « insofar as » que « inasmuch as ». C’est notamment le cas de l’article XXXIII du Constitutional Act de 1791, où on ne rencontre que « far ». Tant qu’à calquer, pourquoi les auteurs ou traducteurs de l’époque n’ont-ils pas choisi une formule comme « aussi loin que »? (On dit bien « d’aussi loin que je me souvienne », où personne ne voit un calque de « as far back as ».) Pourquoi avoir traduit par « en autant que »? Je crois plutôt qu’on a fusionné ou confondu deux tournures : « en tant que » et « autant que ». Si c’est le cas, on ne saurait parler de calque.

Mais calque ou pas, après plus de deux cents ans, je crois que le moment est venu de cesser de s’acharner sur « en autant que » et d’y voir plutôt une variante québécoise, aussi légitime que les autres. Elle est effectivement attestée comme variante québécoise par Hanse/Blampain et Grevisse/Goosse.

Je laisse le mot de la fin à un grand lexicologue, Georges Matoré : « Une faute cesse d’être une faute quand, devenue générale, elle est faite par les gens cultivés16. » Comme nous l’avons vu, ils sont nombreux chez nous à faire cette faute.

Notes

  1. Retour à la note1 Louis O’Neill, Les trains qui passent, Montréal, Fides, 2003, p. 45.
  2. Retour à la note2 Laurent-Olivier David, Les Patriotes de 1837-1838, Montréal, Leméac, 1978, p. 56 (paru en 1884). La citation, tirée d’une lettre d’un patriote emprisonné (J.‑J. Girouard), date de 1838.
  3. Retour à la note3 Michel David, Dictionnaire des expressions françaises et québécoises, Montréal, Guérin, 2009.
  4. Retour à la note4 Voir Histoire du Canada par les textes de Guy Frégault et Marcel Trudel, Fides, 1963.
  5. Retour à la note5 Jean-Charles Falardeau, Étienne Parent, Montréal, Éditions La Presse, 1975, p. 128. Conférence prononcée par Parent le 19 novembre 1846.
  6. Retour à la note6 Pierre Boucher de la Bruère, Le Canada sous la domination anglaise, Saint‑Hyacinthe, Lussier et Frères, 1863, p. 45.
  7. Retour à la note7 Raoul Rinfret, Dictionnaire de nos fautes contre la langue française, Montréal, Cadieux et Derome, 1896.
  8. Retour à la note8 Étienne Blanchard, Dictionnaire de bon langage, Paris, Librairie Vic et Amat, 1914, p. 41.
  9. Retour à la note9 Le Parler français, Bulletin de la Société du parler français au Canada, Québec, Université Laval, vol. XIII,  8, avril 1915, p. 368.
  10. Retour à la note10 « Emparons-nous de l’industrie », paru dans Écrits du Canada français,  35, 1972, p. 204.
  11. Retour à la note11 Olivar Asselin, Trois textes sur la liberté, Montréal, HMH, 1970, p. 45 (1915). L’auteur cite un article du père Albert d’Amours paru dans L’Action catholique du 9 mars 1915.
  12. Retour à la note12 L’Accalmie, Le Devoir, 1937, p. 17.
  13. Retour à la note13 Les Étrangers dans la cité, Montréal, Presses du Mercure, 1936.
  14. Retour à la note14 Luc Bouvier, Les Sacrifiés de la bonne entente, Éditions de L’Action nationale, 2003, p. 16.
  15. Retour à la note15 Harry Bernard, Portages et routes d’eau en Haute-Mauricie, Trois-Rivières, Éditions du Bien Public, 1953, p. 172.
  16. Retour à la note16 Histoire des dictionnaires français, Larousse, 1968, p. 122.