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Bien que : indicatif ou subjonctif?

Jacques Desrosiers
(L’Actualité terminologique, volume 33, numéro 4, 2000, page 14)

La lutte entre le subjonctif et l’indicatif est menée sur plusieurs terrains, et bien que est l’un de leurs plus vieux champs de bataille. On peut penser qu’il fait partie de ces cas où le subjonctif lutte pour sa survie. Employé selon les règles de l’art, il peut paraître excessif. Celui qui écrit aujourd’hui :

Les impôts avaient augmenté, bien que le gouvernement se fût engagé à les baisser.

donne un peu l’impression d’avoir adopté comme tenue de combat la jaquette et le pantalon rayé. L’indicatif passe beaucoup mieux :

Les impôts avaient augmenté, bien que le gouvernement s’était engagé à les baisser.

Peut-être dans une telle phrase est-il important d’insister sur la promesse du gouvernement, ce qui expliquerait l’indicatif. Mais on ne peut nier le déclin du subjonctif. L’influence de la langue parlée y est sans doute aussi pour quelque chose. N’empêche, il arrive que la victoire de l’indicatif soit douteuse. Une phrase comme la suivante sonne faux, elle a quelque chose de familier :

Les employés continuent à se plaindre d’une surcharge de travail, bien que nous avons embauché du nouveau personnel.

Cette fois c’est l’indicatif qui passe mal, et le subjonctif qui est plus naturel :

Les employés continuent à se plaindre d’une surcharge de travail, bien que nous ayons embauché du nouveau personnel.

Qu’en est-il? Peut-on improviser selon son goût?

Bien que introduit une concessive : il sert à concéder un fait dont on reconnaît la vérité indubitable, mais dont on nie en même temps l’effet sur l’action de la principale. Si j’écris Bien qu’il fasse beau, je n’ai pas envie de sortir, je concède qu’il fait beau, le beau temps est un fait indubitable, mais il n’entraîne pas la décision de sortir. La phrase exprime le contraire de ce qu’on aurait pu logiquement attendre. Elle ne dit pas simplement : il fait beau et je n’ai pas envie de sortir. Elle insiste sur le fait que la condition pour sortir a beau être remplie, elle n’entraîne pas l’effet attendu.

Mais si le beau temps est une certitude, pourquoi employer le subjonctif, mode de l’incertitude? Parce que, diront les grammairiens, tout se passe comme s’il ne faisait pas beau, comme si le beau temps n’existait que dans la pensée. C’est une finesse de la langue. Le but de la phrase n’est pas d’insister sur le beau temps, mais d’affirmer que le beau temps est inopérant. En écrivant Bien qu’il fait beau, je n’ai pas envie de sortir, on accentuerait la réalité des deux faits qu’on oppose et bien que prendrait alors davantage une valeur de coordination. Comparez Je viendrai bien que je sois très fatigué et Je viendrai bien que je suis très fatigué. Avec l’indicatif, l’idée que l’un des deux faits n’a pas d’effet sur l’autre semble un peu moins nette.

Jusqu’à la fin du 17e siècle, les deux modes ont cohabité pacifiquement après bien que : on réservait le subjonctif aux faits douteux, l’indicatif aux faits certains. Puis le subjonctif a imposé sa loi. Mais les écrivains n’ont pas hésité à l’enfreindre : ils ont parfois employé l’indicatif pour insister sur la réalité du fait concédé, le futur pour décrire une action future, le conditionnel pour marquer une éventualité. On cite Chateaubriand : Bien que sa corruption ne lui nuirait point, ou Aragon : Bien qu’après tout, Blanchette est libre, et d’autres.

Un certain nombre de linguistes, et non des moindres, Brunot, les Le Bidois, Grevisse dans ses Problèmes de langage, ont pleinement admis ces exceptions. C’est pourquoi aujourd’hui le Grand Robert souligne que l’indicatif est parfois employé après bien que pour marquer la réalité ou l’éventualité. Le mot important ici est « parfois ». Personne ne recommande l’indicatif dans tous les cas.

Si quelques grammairiens actuels, comme Jean-Paul-Colin dans son Dictionnaire des difficultés, vont dans le même sens, la majorité demeurent inflexibles. Hanse, Girodet et beaucoup d’autres, même la tolérante Grammaire du français contemporain de Larousse, interdisent formellement l’indicatif. Dupré y voyait une « grave incorrection ».

On peut deviner pourquoi ils résistent à accepter l’indicatif même pour insister simplement sur la réalité du fait : chacun pourrait bien décider d’insister sur la réalité du fait chaque fois qu’il emploie bien que. La porte serait alors toute grande ouverte à l’indicatif; l’exception deviendrait la règle.

Mais pourquoi ces linguistes s’entêtent-ils à refuser l’indicatif futur, qui permet d’éviter l’ambiguïté du subjonctif présent? La phrase :

Sa déclaration ne peut être interprétée comme une manifestation d’hostilité, bien que certains ne manqueront pas de le faire.

serait donc incorrecte. Mais normalement c’est le subjonctif présent qu’on emploie pour une action future. Or ici il créerait un faux sens :

Sa déclaration ne peut être interprétée comme une manifestation d’hostilité, bien que certains ne manquent pas de le faire.

Leur solution dans de tels cas est de recourir à une conjonction de coordination comme mais ou à un adverbe comme pourtant (et pourtant certains ne manqueront pas de le faire). Mais il me semble que c’est expulser bien que d’un endroit où sa présence est tout à fait naturelle. En demandant de reformuler la phrase sans employer bien que, on propose en fait un palliatif, tout en admettant de façon implicite que le subjonctif est malcommode. On fait tout disparaître : bien que, l’indicatif, la subordonnée… C’est couper la tête pour soigner une migraine. Ces linguistes appliquent la même médecine à l’emploi du conditionnel.

Une autre façon d’éluder le problème serait d’employer une locution qui demande l’indicatif comme même si, quand bien même, alors que ou tandis que. Mais c’est un terrain glissant. Ces locutions n’ont pas tout à fait le même sens que bien que. Tandis que, par exemple, exprime une simple opposition entre deux faits plutôt qu’une concession. Même si exprime bel et bien une concession, mais le fait concédé est assimilé à une hypothèse : Même s’il le voulait, il ne le pourrait pas. On dirait bien Même s’il faisait beau, je n’aurais pas envie de sortir, mais s’il fait beau une phrase comme Même s’il fait beau, je n’ai pas envie de sortir est sans doute incorrecte.

L’indicatif en viendra peut-être un jour à se généraliser après bien que, mais on est encore loin de la disparition du subjonctif. Regardez Hanse, le Multidictionnaire, le Petit Larousse ou d’autres sources : c’est une règle étroitement surveillée. Mais elle s’use : l’indicatif a déjà été courant; des linguistes s’en accommodent dans plusieurs cas; des écrivains y recourent au besoin; le subjonctif, surtout à l’imparfait et au plus-que-parfait, est souvent artificiel; et il y a les contextes où le futur ou le conditionnel s’impose.

Chacun devrait pouvoir se réserver la possibilité d’employer l’indicatif à l’occasion pour insister sur la réalité du fait. Mais il faut rester conscients que c’est un usage marginal qui expose à des critiques. Dans l’état actuel des choses, certains jugeront qu’il amène le texte à un niveau de langue qui est soit trop littéraire, soit au contraire trop familier.