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Mots de tête : Un mot qui sème la division

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité langagière, volume 5, numéro 2, 2008, page 16)

La démocratie occupe l’État législateur par son gouvernement divisé et diviseur (Charles Maurras).

Il est assez étonnant qu’aucun dictionnaire, aussi bien de faux amis ou d’anglicismes que de québécismes, ne condamne ou ne relève l’emploi que nous faisons de « divisif », depuis quand même assez longtemps. Il faut aller sur le site de Radio-Canada, ou de l’Office québécois de la langue française, pour apprendre qu’il s’agit d’un calque de l’anglais « divisive ». Ce que vous aviez déjà deviné, en voyant que les dictionnaires se contentent à peu près tous d’une explication du genre « qui crée des divisions ».

Outre plusieurs traductions-locutions semblables, René Meertens1 propose aussi des équivalents comme conflictuel, controversé, délicat, épineux. On se demande s’il n’a pas été tenté d’ajouter sensible… Quoi qu’il en soit, ces termes n’évoquent pas spontanément l’idée de l’anglais, et fait assez cocasse, aucun dictionnaire n’a cru bon de les traduire par « divisive ». (Une omission n’est pas un jugement sans appel, bien sûr.)

Pour sa part Luc Labelle2 propose une traduction que je n’ai pas vue ailleurs, « qui crée des clivages ». Et deux équivalents plutôt rares, « fractionniste » et « fractionnel ». Ce dernier a beau être rare, on le trouve dans la Banque de terminologie du gouvernement canadien (TERMIUM®), dont la fiche date de 1993. Et coïncidence intéressante, la même année, le Larousse bilingue traduisait « fractionnel » par « divisive »; et à peu près à la même époque, le Robert-Collins en fera autant. C’est aussi ce que propose la Banque de dépannage linguistique de l’OQLF pour éviter « divisif ». Quant à Guy Bertrand de Radio-Canada, dans son « Français au micro », il ajoute « fractionniste ». Voilà autant de traductions intéressantes à ajouter à votre panoplie. (L’OQLF propose également explosif, qui me paraît entrer dans la même catégorie que conflictuel et compagnie.)

Nous employons « divisif » depuis au moins quarante ans. André Laurendeau3 le note dans son Journal, en date du 31 mars 1965, en prenant soin de le guillemeter : « Mais la langue n’est-elle pas, de soi, "divisive"? » C’était à l’époque de l’enquête de la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme, et on peut présumer que Laurendeau a dû souvent entendre « divisive » dans la bouche des témoins qui défilent devant la Commission, la langue étant, peut-être encore plus que la culture, une question particulièrement diviseuse. Après la culture et la langue, voilà que le multiculturalisme sème à son tour la division : « ce qu’il y a de généreux et d’ouvert dans la politique canadienne du multiculturalisme est vite enveloppé et subjugué par ce qui s’y trouve d’illusoire et de divisif4 ». Autre exemple guillemeté, où les vues « divisives » de l’un peuvent servir les visées des autres : « Et même si les séparatistes espèrent que les vues "divisives" de M. Manning5 … »

On le voit, la politique est un terrain fertile pour l’emploi de ce terme. Et a fortiori le débat public : « le débat est devenu plus divisif » (Michel Venne, Le Devoir, 9.9.98); « savoir à quel point le débat est divisif » (Michel David, Le Devoir, 6.2.03). Et après le débat, vient naturellement le vote : « embarrasser le gouvernement en provoquant un vote divisif des libéraux sur la question » (Chantal Hébert, Le Devoir, 30.8.04). Autre sujet diviseur, l’enseignement de l’histoire : « les versions subséquentes des programmes d’histoire nationale sont devenues beaucoup moins axées sur les aspects conflictuels* et divisifs » (Jean-François Cardin, Le Devoir, 29.4.06). Et pour faire bonne mesure, je termine avec un exemple très récent, et que la journaliste sent encore le besoin de guillemeter, quarante ans après Laurendeau : « ce parti propose les deux démarches les plus "divisives" et les plus explosives qui soient » (Lysiane Gagnon, La Presse, 29.3.07). Signe que le terme n’est pas encore entré dans l’usage. Le bon, en tout cas.

Si vous n’avez pas sauté la phrase de Maurras en exergue, et que vous avez lu les deux derniers paragraphes attentivement, vous devez commencer à vous demander comment il se fait qu’aucun dictionnaire n’ait encore pensé à traduire « divisive » par « diviseur »? Avant de tenter de répondre à cette question, jetons un rapide coup d’oeil sur l’emploi, chez nous et en France, de ce mot négligé et méconnu.

Chez nous, c’est encore Laurendeau qui ouvre le bal : « Question irritante et diviseuse » (Le Devoir, 30.8.52). Ainsi, Laurendeau aurait employé « diviseur » treize ans avant que le ver anglais ne s’introduise dans la pomme de discorde de la Commission… Je n’ai pas beaucoup d’exemples, mais assez pour montrer que nous n’employons pas exclusivement « divisif » : « il ne peut y avoir de pire moment pour relancer un débat aussi diviseur » (Pierre O’Neill, Le Devoir, 1.3.96); « les mouvements de femmes, qu’il juge bourgeois et diviseurs du mouvement » (Suzanne Giguère, Le Devoir, 4.4.04); « on est peu enclin à faire une campagne sur l’Afghanistan, un sujet hautement diviseur » (Vincent Marissal, La Presse, 7.2.08).

Les Français l’emploient depuis pas mal plus longtemps que nous. La phrase de Maurras, que vous venez de relire et qui m’est fournie par le Grand Larousse de la langue française, est tirée d’un essai de 1910. À défaut de fréquence, le mot peut au moins se targuer d’une certaine ancienneté. Mon second exemple date d’un quart de siècle plus tard : « Les idées des partis, les idées diviseuses ont, en République, des agents passionnés… » C’est le Grand Robert qui le donne, tiré d’un autre ouvrage de Maurras, Mes idées politiques, paru en 1937.

Depuis Maurras, on ne peut pas dire que les Français se soient bousculés au portillon pour l’employer, mais on le rencontre. Dans un Que sais-je? sur le vocabulaire politique6, où l’auteur s’en tient au substantif : « candidat qui, prenant des voix au candidat officiel, risque de faire chuter celui-ci ». De fait, plusieurs dictionnaires réservent ce terme aux personnes : « personne qui est une source de désunion » (GDEL, PLI). Le Petit Robert l’applique également à une chose, mais toujours comme substantif : « personne, force qui sème la division, la désunion ». On peut présumer que c’est un oubli, car d’autres indiquent qu’il s’emploie adjectivement : le GLLF et le Grand Robert, comme on vient de le voir, ainsi que le Dictionnaire de l’Académie, qui parle d’emploi en apposition : « jouer un rôle diviseur ».

Trois derniers exemples de cet emploi comme adjectif : « À l’heure du sans-frontiérisme, l’État juif et l’identité juive apparaissent comme les très inquiétants vestiges du racisme diviseur » (Alain Finkielkraut, Le Monde, 11.11.07). Dans une traduction de l’espagnol, deux emplois semblables : « encore loin de s’être affranchi de son anarchie et de son tribalisme diviseurs »; « l’esprit raciste, radicalement diviseur et provocateur du professeur Huntington7 ».

Ce n’est pas l’abondance, me direz-vous, mais c’est peut-être assez pour amener les lexicographes à se poser à leur tour la question que je posais tout à l’heure : pourquoi n’a-t-on pas encore songé à traduire « divisive » par « diviseur »? Les définitions sont à tout prendre identiques : « divisive » — « tending or serving to divide, disunite » (Gage Canadian Dictionary), et « diviseur » — « qui provoque des divisions, des dissensions » (Académie). On dirait que l’un a copié l’autre…

Même sur Internet, on peine à trouver des exemples. Pour éliminer ceux des domaines techniques, notamment des mathématiques, j’ai interrogé à partir de couples, comme débat diviseur, idée diviseuse, thème diviseur, etc. Résultat, une petite centaine d’occurrences. Alors qu’avec « divisif », elles sont incomparablement plus nombreuses.

Si les défenseurs de la langue, les pourchasseurs d’anglicismes surtout, ne veulent pas que « divisif » s’installe chez nous à demeure, ils auraient intérêt à user de leur pouvoir de persuasion auprès de leurs amis qui ont leurs entrées dans les maisons de dictionnaires, les bilingues entre autres. S’ils ont réussi à faire entrer « se peinturer dans le coin » dans le dernier Harrap’s, ils ne devraient pas avoir trop de mal à faire accepter le tandem « diviseur/divisive ».

D’ailleurs, soit dit entre nous et votre conscience, entre « fractionnel » et « diviseur », votre cœur balance-t-il vraiment? Pas le mien.

Retour à la remarque 1* Il est intéressant de noter l’emploi de cet équivalent de « divisive » et d’un autre, « explosif », deux lignes plus bas.

Notes

  • Retour à la note1 Meertens, Guide anglais français de la traduction, Chiron, 2002.
  • Retour à la note2 Labelle, Les mots pour le traduire, 3e éd., 2007.
  • Retour à la note3 Laurendeau, Journal tenu pendant la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, VLB-Septentrion, 1990, p. 319.
  • Retour à la note4 Claude Corbeau, Lettre fraternelle, raisonnée et urgente à mes concitoyens immigrants, Lanctôt, Montréal, 1996, p. 102.
  • Retour à la note5 Le Devoir, 7.6.97. Passage du journal The Gazette cité par Gilles Lesage et sans doute traduit par lui.
  • Retour à la note6 Jean-Marie Denquin, Vocabulaire politique, P.U.F., coll. « Que sais-je? », 1997, p. 64.
  • Retour à la note7 Carlos Fuentes, Contre Bush, Gallimard, 2004, p. 84. Traduit par Svetlana Doubin.