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Mots de tête : « jeter l’enfant avec l’eau du bain »

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité terminologique, volume 15, numéro 9, 1982, page 9)

Lorsque je vois se répandre cette tournure jugée douteuse par certains ou carrément condamnée par d’autres, il m’arrive de me demander ce qu’en aurait pensé Mlle de Buisseret. Aurait-elle poussé les hauts cris… ou un soupir de soulagement? Car s’il lui arrivait de condamner tel ou tel usage, la plupart du temps elle se contentait de le déconseiller. À regret parfois.

C’est le cas de la formule « jeter l’enfant avec l’eau du bain ». L’ayant lue chez Hervé Bazin, Mlle de Buisseret se demande si c’est sous l’influence de l’anglais qu’il l’emploie (« to throw the baby out with the bath water »), ou s’il ne s’agirait pas plutôt d’un retour à une ancienne expression française1.

Si la seconde hypothèse paraît peu probable, la première reste encore à prouver. Et une troisième hypothèse – emprunt à l’allemand – n’est pas exclue.

Pierre Gilbert, dans son Dictionnaire des mots nouveaux2, indique qu’il s’agit d’une traduction de l’anglais, tout en signalant l’existence d’une formule identique en allemand. André Gide l’avait d’ailleurs déjà constaté :

Les Allemands usent d’une image excellente et dont je cherche vainement un équivalent en français pour exprimer ce que j’ai quelque mal à dire : « on a jeté l’enfant avec l’eau du bain ». Effet du non-discernement et aussi d’une hâte trop grande3.

Comme l’ouvrage de Gide date de 1936, on peut s’interroger sur la « nouveauté » de l’expression. Mais elle ne s’est peut-être pas vraiment répandue avant les années 60.

Quoi qu’il en soit, les Anglais la connaissaient vraisemblablement avant nous. En effet, on la rencontre dès 1928, sous la plume de George Bernard Shaw. Son Intelligent Woman’s Guide4 ayant été traduit, j’étais curieux de voir comment elle avait été rendue. Le plus simplement du monde…

À chaque élan aveugle d’un extrême à l’autre, nous vidons le bébé avec l’eau de la baignoire5

Deux dictionnaires enregistrent cette expression : on la trouve dans la partie anglais-français du Robert Collins, mais elle est absente de l’autre. Quant au Dictionnaire du Gai* Parler, il nous propose une légère variante :

Rejeter l’enfant avec l’eau du bain – Ensemble, en bloc. C’est-à-dire ne pas faire le détail dans une affaire, une discussion6.

Je l’ai entendue dans la bouche d’un personnage du film de René Allio, La Vieille Dame indigne. Et enfin, je l’ai relevée dans un numéro de la revue Esprit7 et à deux reprises chez Alfred Sauvy8, un des rares économistes qui sachent manier la plume et les chiffres avec la même facilité.

Pour ceux qui hésiteraient encore à l’employer, Mlle de Buisseret propose quatre possibilités : « pécher par excès de zèle », « être plus zélé que prudent », « prendre l’accessoire pour l’essentiel » et « jeter le poisson avec la sauce ». Le Harrap pour sa part en donne deux, qui ne sont somme toute que des variantes des deux premières.

Dans la traduction de White Collar du sociologue américain C. Wright Mills, j’ai rencontré une adaptation intéressante, qui mérite d’être signalée. Voici ce qu’on lit dans le texte :

(…), rather than throw out the economic baby with the psychological bath9

Le traducteur rend l’image ainsi :

(…), au lieu de noyer le poisson économique dans l’eau de la psychologie10

Forts de la caution de trois dictionnaires et d’écrivains de la trempe de Gide, Bazin et Sauvy, nous n’hésiterons plus (j’espère) à employer cette tournure. Et si le goût nous venait d’en changer, nous n’aurions que l’embarras du choix. D’ailleurs, la traduction étant affaire de contexte, il n’est pas sûr que le « calque » anglais ou allemand convienne à tout coup. Chassigneux, le traducteur des Cols blancs, nous donne l’exemple d’une adaptation aussi belle qu’intelligente; « jeter le bébé économique avec l’eau du bain psychologique » eût été une traduction assez plate à côté de la sienne.

Et pourtant, un grand critique littéraire du Monde n’y répugne pas tout à fait. Dans un billet sur Bertolt Brecht, « B.B. et l’eau du bain », Bertrand Poirot-Delpech écrit :

Marx réputé mort, que reste-t-il de l’art qui s’en réclamait? Le théâtre de Brecht, par exemple. Doit-on le jeter avec l’eau du bain dialectique11

De toute manière, le jour où l’occasion se présentera, il n’est pas interdit d’imiter Chassigneux. Livrons-nous à une séance de remue-méninges. Peut-être trouverons-nous une nouvelle façon de rendre la même idée. Après tout, abondance de biens ne nuit pas.

Retour à la remarque 1* Ne pas confondre avec le sens américain, qui se répand non seulement au Québec mais en France aussi.

NOTES

  • Retour à la note1 Irène DE BUISSERET, Guide du traducteur, Ottawa, A.T.I.O., 1972, p. 331-332.
  • Retour à la note2 Pierre GILBERT, Dictionnaire des mots nouveaux, Hachette/Tchou, 1971, p. 44.
  • Retour à la note3 André GIDE, Retour de l’U.R.S.S., Gallimard, coll. Idées, 1978, p. 80.
  • Retour à la note4 George Bernard SHAW, The Intelligent Woman’s Guide to Socialism, Capitalism, Sovietism and Fascism, Pelican Books, 1971, p. 334.
  • Retour à la note5 Guide de la femme intelligente, Éditions Montaigne, Paris, 1929, p. 414 (Traduction par Augustin et Henriette Hamon.)
  • Retour à la note6 Michel LIS et Michel BARBIER, Dictionnaire du Gai Parler, Éditions Mengès, 1980, p. 240.
  • Retour à la note7 Pierre GRÉMION et Jean-Pierre WORMS, « L’État et les collectivités locales », Esprit, numéro spécial sur l’administration, janvier 1970, p. 22.
  • Retour à la note8 Alfred SAUVY, Le Socialisme en liberté, Denoël/Gonthier, coll. Médiations, 1974, p. 11. (Paru en 1970.) – La Révolte des jeunes, Calmann-Lévy, 1970, p. 85.
  • Retour à la note9 C. WRIGHT MILLS, White Collar, Oxfort University Press, A Galaxy Book, New York, 1970, p. 294. (Paru en 1951.)
  • Retour à la note10 Les Cols blancs, Maspero, coll. Points, 1966, p. 334. (Traduction par André Chassigneux.)
  • Retour à la note11 Bertrand POIROT-DELPECH, Le Monde, 20.07.79, p. 13.