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La dérive anglicisante du français technique

André Senécal, trad. a., réd. a.
(L’Actualité terminologique, volume 33, numéro 4, 2001, page 18)

Les réalités scientifiques et techniques ne connaissent pas de frontières, encore moins de frontières linguistiques. Les communautés scientifiques et techniques nationales nourrissent leurs propres activités de recherche au moyen de communications et d’échanges avec l’étranger. Elles sont à l’affût des percées et des découvertes qui peuvent faire progresser leurs propres recherches, favoriser un meilleur positionnement de leurs entreprises nationales et, en fin de compte, contribuer à améliorer la situation économique de leur pays. Le poids imposant et la position privilégiée des États-Unis dans le secteur des sciences et des techniques en font un pôle attractif naturel pour les autres pays. Quand vient le moment pour les communautés nationales d’échanger le fruit de leurs recherches de par le vaste monde, il n’est pas surprenant de constater que l’anglais soit devenu la lingua franca des sciences et des techniques1.

Cette prédominance de la langue anglaise se remarque aussi dans l’expression en français des réalités scientifiques et techniques. Sa manifestation la plus visible est l’anglicisme. Normalement, la notion d’anglicisme renvoie à « un mot, un terme ou une acception que l’on emprunte, légitimement ou non, à la langue anglaise »2. L’anglicisme, lorsqu’il est légitime, est une unité lexicale allogène3, un procédé de lexicalisation plus connu sous le nom d’emprunt, qui participe à l’enrichissement de la langue française. Il suffit de penser aux termes leadership et behaviorisme pour s’en convaincre.

Aux fins du présent article, nous traiterons l’anglicisme comme un emprunt injustifié « pour toute expression, construction ou acception, bref tout mot pour lequel la langue française possède déjà un équivalent »4. Nous présenterons divers exemples d’anglicismes relevés dans des revues techniques spécialisées. Nous tenterons ensuite d’expliquer la « popularité » de l’anglicisme au sein de la langue technique française, puis de montrer pourquoi il convient de faire preuve de plus de rigueur lorsqu’on s’exprime en français. Enfin, nous présenterons une brochette d’exemples qui devraient témoigner de la richesse des ressources dont dispose le français technique.

Un corpus tiré des réalités techniques

Pourquoi avoir tiré les exemples de revues plutôt que de monographies? Parce que les revues spécialisées hébergent la langue technique vivante et utilisée dans les diverses spécialités. En outre, la fréquence de parution des revues permet de suivre plus rapidement l’évolution de cette langue, comparativement aux monographies, quelque peu figées par leur caractère ponctuel et statique. Dans le présent article, presque tous les exemples cités proviennent d’une revue d’actualité dans le domaine des techniques et des procédés industriels.

C’est une véritable pagaille qui a affecté le ciel et les aéroports britanniques à la suite d’une panne informatique, samedi dernier, du système de gestion de la circulation aérienne.

En fait, la pagaille a plutôt touché le ciel et les aéroports britanniques. Outre le fait qu’on puisse affecter un nombre d’une puissance (p. ex., 23, 1015etc.), ce verbe est utilisé dans le domaine de la médecine et de la psychologie. Parmi les équivalents possibles de to affect en général, mentionnons viser, toucher, nuire à, se répercuter, bouleverser, modifier, compromettre.

La ligne de produits logiciels développés par […] dans le domaine de la simulation numérique des phénomènes électromagnétiques…

On aura compris qu’il est question d’une gamme de produits logiciels.

Lorsqu’il s’agit de modéliser des harnais automobiles constitués de plus d’un millier de câbles…

Ici, harnais est le calque direct de wire harness, qu’on rend normalement en français par faisceau de fils. Par ailleurs, d’un point de vue purement technique, à supposer que le terme harnais puisse être utilisé, il désignerait plutôt le ou les colliers de retenue du faisceau, et non le faisceau lui-même.

Pour cela, une évolution drastique de la technologie IP est à réaliser, que ce soit pour assurer une véritable capacité à croître en débit et en nombre d’accès…

Il n’est pas question de purgatif ici, mais d’une évolution radicale de la technologie IP.

Une salle d’essais dédiée à l’assemblage de précision.

La salle en question pourrait être dédiée à la mémoire de quelqu’un, mais ici elle est plutôt destinée, consacrée ou réservée à l’assemblage de précision.

Les conditions d’initiation d’une fissure ont par ailleurs fait l’objet d’investigations.

Comme il n’y a pas de quoi fêter la présence d’une fissure, on entend ici les conditions favorisant l’amorce, ou même l’apparition, d’une fissure.

(…) ces gaines sont sans halogènes, retardées à la flamme et à comportement au feu optimisé.

Sans queue ni tête, l’expression retardées à la flamme provient-elle d’un rédacteur qui aurait jugé plus prudent (?) de coller littéralement à l’anglais à défaut de comprendre ce dont il s’agissait? À moins qu’on ne soit en présence d’un chef-d’œuvre d’un de ces logiciels de traduction automatique qu’une certaine industrie se fait fort de nous présenter comme la solution miracle à la communication interlinguistique. Dans cet extrait, on a tout simplement ignifugé les gaines pour les rendre ininflammables ou incombustibles.

(…) la chaîne (…) est conforme aux normes européennes BS et DIN, et fait appel à une technologie propriétaire de matriçage annulaire qui apporte une amélioration de 20 % des performances.

Il est bien embêtant de rendre ce fameux proprietary en français. Comme il s’agit probablement d’une technologie protégée dont l’exploitation par des tiers ne peut se faire que moyennant licence et versement des droits afférents, il n’y a qu’un pas à franchir pour déduire que la technologie en question est exclusive.

(…) le régulateur d’ambiance digital (…) permet d’assurer le confort en toute saison, chaleur en hiver et fraîcheur en été.

N’est digital que ce qui est relatif aux doigts; ici, l’affichage du régulateur est numérique.

(…) : fonction réalisée grâce à un filtrage numérique ajustable du signal, qui permet de nettoyer son bruit avant la mesure.

Ajuster n’a pas le sens de régler; il faut plutôt parler d’un filtrage numérique réglable du signal. Outre le domaine du vêtement dans lequel il est employé (p. ex., ajuster un casque), ajuster appartient principalement au domaine de la métrologie.

(…) : un oscillateur femtoseconde tout solide, très compact…

L’expression anglaise solid state vient immédiatement à l’esprit, et il convient de la rendre par à semi-conducteurs. Auparavant, on avait tendance à traduire solid state par transistorisé. Cette traduction très spécifique convient seulement si le circuit ou l’appareil se compose exclusivement de transistors, ce qui est rarement le cas.

Avec cette technique d’émission/réception multiple du TSO, les mesures sont maintenant stables et l’orientation exacte de la fibre de papier est mesurée très rapidement.

Lorsqu’on lit toute la phrase, on se rend bien compte que la préposition avec ne dénote aucun sens d’accompagnement, mais qu’elle suggère plutôt une idée de moyens. Comme les deux propositions principales coordonnées indiquent des avantages ou des résultats positifs, c’est la locution prépositionnelle grâce à qui devrait s’imposer en début de phrase.

Une étude de sensibilité de la mesure du bruit Barkhausen à la phase d’endommagement d’un acier à bas carbone soumis à un essai de fatigue oligocyclique a été réalisée…

Cet exemple nous montre un raccourci qui, quoique légitime en anglais, est plutôt cavalier, insolite et incohérent en français. Il s’agit ici d’un acier à faible teneur en carbone.

Les premiers progrès viendront certainement du développement d’airbags intelligents.

Ces fameux airbags désignent les sacs gonflables frontaux, et maintenant latéraux sur certaines voitures, qui se gonflent automatiquement sous le choc d’une collision afin de protéger les occupants.

Les cartes, quant à elles, sont insérées dans le slot PCMCIA des stations de travail.

Rien ne justifie l’utilisation du mot slot ici. Fente ferait très bien l’affaire, ou mieux, le mot connecteur. On remplacera avantageusement stations de travail, calqué directement de l’anglais workstation, par poste de travail.

Des réalités linguistiques distinctes

Il convient de remarquer que dans tous les exemples cités précédemment, la ou les solutions proposées sont plus claires que l’anglicisme qu’elles corrigent. Elles s’imposent immédiatement à l’esprit lorsqu’on possède bien sa langue française; autrement, elles ne nécessitent que quelques instants de réflexion.

L’anglicisme menace la clarté et le caractère idiomatique de la langue française. La clarté est assombrie du fait que l’anglicisme utilisé est soit un terme qui existe déjà en français, mais qui recoupe une aire sémantique appartenant à l’anglais (p. ex., contrôle), soit un terme anglais francisé dont autant la morphologie que le sens n’existent pas – ou ne devraient pas exister – dans le corpus de la langue française (p. ex., processer). Vinay et Darbelnet5 ont montré que l’anglais et le français appréhendaient le monde de façon différente. Chaque langue obéit à des mécanismes qui lui sont propres, à des acquis culturels et à des façons de procéder qui déterminent ce qu’il est convenu d’appeler le « génie » d’une langue. Ce génie lui assure une exclusivité par rapport à toutes les autres langues. L’anglicisme plombe le caractère idiomatique du français en lui superposant le schème de pensée de la langue anglaise. Si l’on finit par comprendre un texte truffé d’anglicismes, c’est parce qu’on fait appel à la connaissance d’une autre langue pour débusquer le sens de ce qui est écrit avec des mots en français ou des mots francisés. Depuis quand la bonne compréhension d’une langue est-elle tributaire du truchement d’une autre langue? Lire et comprendre du français filigrané d’anglais, est-ce vraiment lire et comprendre en français?

Les champs magnétiques de l’anglais

Dans le contexte sociolinguistique du Canada français en général et du Québec en particulier, la présence envahissante d’anglicismes résulte du voisinage asymétrique de deux communautés linguistiques. Situation pratiquement inévitable dans la mesure où les locuteurs de langue française n’ont pas le même poids démographique que leurs concitoyens de langue anglaise. Ils ne disposent donc pas d’une masse critique suffisante pour pouvoir résister non pas tant aux assauts de la langue anglaise qu’à son influence de proximité. Qu’il suffise d’ajouter à ce tableau la présence imposante des États-Unis au sud de nos frontières, et d’aucuns voudront baisser pavillon sans conditions.

Ailleurs, en Europe, où le français dispose d’un poids démographique suffisant qui pourrait le mettre à l’abri d’une assimilation plus ou moins déclarée, l’anglicisme s’insinue par effet de mode, par snobisme ou par prestige. Il convient aujourd’hui d’ajouter : par facilité insidieuse. Son caractère exotique et son innocuité trompeuse favorisent son recours comme solution de facilité non seulement dans les documents de nature scientifique ou technique, mais aussi dans la langue française courante. Il joue alors un rôle purement « utilitaire » au prix de l’asservissement à un mode de pensée étranger à la langue française.

L’exposition subjuguante à des réalités principalement exprimées en anglais explique que l’anglicisme continue de couler des beaux jours tant au Québec qu’en France. Des deux côtés de l’Atlantique, la méconnaissance ou l’ignorance des ressources de la langue française qui permettraient d’éliminer l’anglicisme se confortent dans une insouciance, une indifférence généralisées.

Par ailleurs, le nombre réduit de conventions régissant la langue anglaise ainsi que son caractère imagé, voire cinématographique, séduisent à plus d’un titre. Ces éléments facilitent l’apprentissage6 de la langue de Lincoln et, partant, l’assimilation de la pensée qui la caractérise. En fait, l’anglais a réussi là où Louis-Lazare Zamenhof a échoué en créant l’espéranto : il est devenu une langue internationale. Mais ce caractère imagé et évocateur, envié à tort, ne constitue pas nécessairement une garantie de clarté. La syntaxe de l’anglais se caractérise souvent par la juxtaposition des idées et le caractère implicite des rapports qui les unissent. L’aspect évocateur de l’expression en anglais prend alors tout son sens du fait que la construction de la phrase par juxtaposition suggère une nébuleuse de sèmes appelant la reconstitution du sens. L’articulation des idées en français grâce à des joncteurs (prépositions, locutions prépositives) marque les rapports entre les concepts et permet d’offrir immédiatement le sens plutôt que de l’évoquer.

Pour les traducteurs, la langue anglaise est dans bien des cas une langue de départ ou une langue d’arrivée7; pour les scientifiques, elle est souvent la principale langue de communication dans leur spécialité. Point de reconnaissance internationale si l’on ne s’exprime pas dans des revues prestigieuses, donc de langue anglaise. Point de bénéfices non plus à tirer de l’expérience scientifique et technique des diverses communautés nationales si la langue anglaise demeure une terre inconnue.

L’on conçoit bien, dans ces conditions, que l’omniprésence et la fréquentation de l’anglais dans les secteurs scientifiques et techniques teinteront dans la masse la langue française technique si l’usager de cette dernière se met à glisser dans un schème de pensée qui ne correspond pas aux mécanismes d’expression régissant la langue française. C’est ce que l’on constate à la lumière des exemples d’anglicisme mentionnés précédemment. Dans tous les cas, on a pu remarquer, au mieux un manque de clarté, au pire un non-sens. Dans cette collision des langues, ce choc sourd de deux plaques tectoniques, la langue française technique représente malheureusement la plaque en subsidence. Plus souvent qu’autrement, les exemples cités montrent qu’il y a restitution de mots ou de structures plutôt que reformulation du message selon la réalité de la langue française.

Rigueur et richesse du français technique

Les scientifiques et les techniciens qui maîtrisent bien la langue française parviennent à séparer le bon grain de l’ivraie et à formuler leurs idées en fonction du vocabulaire spécialisé accepté en français dans leur spécialité, et ils articulent leur pensée dans un français correct, voire idiomatique. La qualité du français technique n’est pas alors tributaire de quelque purisme, mais plutôt d’une rigueur de l’expression au service de la clarté et, le cas échéant, de la précision. Dans le secteur privé, l’industrie pharmaceutique au Québec est généralement très soucieuse de la qualité de la langue française dans sa publicité et ses notices. Dans le secteur public, citons l’exemple de Mesures Canada, organisme fédéral de métrologie légale qui fait preuve d’autant de justesse dans ses publications que les appareils de mesure qu’il réglemente. Cet idéal exigeant ne campe toutefois pas hors de portée. C’est même un ingrédient essentiel à la santé et à la vigueur de la langue française dans les sciences et les techniques. La rigueur de l’expression s’affiche alors comme un élément crucial dans la préservation du sens des mots et de la morphologie du discours. Elle se pose alors comme principal moyen d’éviter que la langue française technique, dont on est parfois amené à croire qu’elle subit un siège, ne se transforme en un sabir après avoir été lentement phagocytée.

Mais si l’on est moins sensibilisé à l’importance de la qualité de l’expression, on se contente d’utiliser la langue comme un véhicule dont la conduite n’obéit à aucune règle. La communication de réalités scientifiques ou techniques vise à informer et à convaincre. Des moyens d’expression approximatifs, surtout s’ils sont mâtinés d’anglicismes, ne peuvent qu’ennuager le message, si ce n’est l’occulter.

S’il y a « péril en la demeure », il n’en reste pas moins que la langue française technique dispose de toutes les ressources dont elle a besoin pour être à la hauteur de la rigueur qui doit la caractériser. Qui plus est, ces ressources ne sont pas inconnues du scientifique ou du technicien empêtrés dans les rets de l’anglicisme. Elles font souvent partie de leur acquis linguistique passif. En effet, ils sont souvent en mesure de reconnaître le vocabulaire spécialisé et la formulation idiomatique pour peu qu’ils y soient exposés. Par exemple, un agent de bureautique peut très bien reconnaître sauvegarde, piloter et antémémoire même s’il est habitué à utiliser archivage, « driver » et mémoire cache.

Voici d’autres exemples de formulations idiomatiques glanés dans des revues spécialisées.

Le laboratoire jouit d’un pôle de compétences [expertise] qui le place à l’avant-garde de la recherche et du développement dans le domaine de la cryogénie.

La généralisation du travail en équipe, mais aussi une meilleure transversalité [mobilité horizontale] se traduit par une plus grande efficacité dans l’exécution de ce procédé industriel.

Des schémas techniques légendés en quatre langues.

Les trois méthodes de détection courantes à partir d’images couleur sont la classification par réseaux de neurones, le seuillage [détermination du seuil] de la saturation chromatique et la méthode de la restauration-segmentation.

Pour permettre la biovigilance, la traçabilité complète des plantes est nécessaire.

Le houssage des charges palettisées sous film thermorétractable s’affirme toujours comme le procédé idéal…

Sa simplicité de programmation et ses touches de dérogation en fonction de deux quarts de travail distincts…

Au cours du roulement au décollage, il avait l’attention fixée sur les paramètres moteurs et les vitesses. Il tenait le manche en transparence [les mains sur le manche sans intervenir], conformément aux procédures de la compagnie.

Usage : réalité et vue de l’esprit

En conclusion, si l’hégémonie de la langue anglaise ne fait plus de doute, il n’en reste pas moins que cette dernière n’aurait pas été aussi florissante si elle n’était tombée dans le terreau fertile de l’admiration des puissants. Il ne s’agit pas de contester ni de condamner l’omniprésence de la langue anglaise dans les sciences et les techniques. C’est une réalité de la vie qu’expliquent d’imparables arguments. Mais lorsqu’on décide de s’exprimer en français (ou dans toute autre langue) dans le domaine des sciences et des techniques, il convient de respecter l’intégrité de la langue française scientifique et technique. Passer outre aux anglicismes qui émaillent un document technique ou scientifique sous prétexte que « tout le monde comprend » dénote un manque de rigueur, si ce n’est une certaine inconscience. Le réflexe consiste alors à s’appuyer sur la langue de contact8 pour comprendre le message exprimé en français, un peu à l’image de ce cycliste dont le vélo est équipé de réflecteurs seulement et qui compte sur la lumière des voitures pour être vu la nuit.

Il ne s’agit pas tant d’imposer de manière plus ou moins coercitive et scolaire un ensemble de règles que d’exposer les gens à du français technique bien écrit. On apprend beaucoup par mimétisme, même à l’âge adulte, et il n’y a rien comme l’exemple pour modifier des attitudes. Un texte scientifique ou technique bien écrit force la compréhension9.

Les dictionnaires de langue généraux, dits « usuels », font l’inventaire des mots en usage dans la langue courante. Il n’est donc pas rare d’y retrouver des anglicismes. Si certains sont maintenant intégrés à la langue française (emprunts), d’autres invitent à la prudence (calques, emplois critiqués). La consultation de ces dictionnaires au moment de leur publication permet donc de constater si un mot donné, à plus forte raison un anglicisme, est en usage. À défaut de statistiques, cet usage devrait être confirmé par un nombre significatif d’occurrences. Le terme computériser est intéressant à cet égard. En effet, ce terme est parfaitement inutile puisque le mot informatiser rend exactement la même idée. Il figure pourtant dans un dictionnaire encyclopédique « usuel » réputé – et un seul –, mais brille par son absence dans au moins 24 dictionnaires et lexiques spécialisés en informatique. Par contre, tous ces ouvrages spécialisés mentionnent le terme informatiser. Voilà une illustration convaincante de la formidable influence de la langue anglaise : un xénisme10 totalement inutile figure dans un dictionnaire de langue, et son usage, fut-il restreint, ne semble tout simplement pas exister.

Les dictionnaires de langue (encyclopédiques ou non) jouissent d’une grande crédibilité, laquelle est largement méritée. Mi-normatifs et mi-descriptifs dans l’esprit des usagers, ils confirment la graphie et le sens de mots tout en signalant l’existence de mots nouveaux ou étrangers sur la foi de la constatation d’un certain usage. Encore faut-il que cet usage soit avéré…

Enfin, il est faux de croire que la lutte aux anglicismes est un combat de « puristes » et de « passéistes », mené par des « hommes de peu de foi »11. L’élimination des anglicismes injustifiés contribue à la rigueur de la langue française technique, et cette vigilance est bien légitime compte tenu du contexte sociolinguistique au Canada. Il ne s’agit pas de s’ériger contre tout apport de la langue anglaise à la langue française. Après tout, la langue évolue et elle doit parfois emprunter ailleurs ce qui lui manque pour exprimer certaines réalités. Mais elle le fait en fonction de ses propres critères de lexicalisation. L’usage, qui n’obéit pas toujours aux mêmes critères, s’oppose parfois à cet idéal d’intégration. Il faut bien reconnaître que la loi du nombre l’emporte sur la rigueur plus souvent qu’on ne le souhaiterait. Raison de plus pour éviter tout double emploi en français qui soit attribuable à un anglicisme. La langue de Pasteur et de Rostand ne s’en portera que mieux.

NOTES

  • Retour à la note1 Voir à ce sujet La terminologie française des sciences et des techniques, communication présentée par M. Roger Goffin, alors Chef du groupe de terminologie automatique des Communautés européennes, lors du Colloque Le français, langue des sciences et des techniques, organisé à Luxembourg en 1987.
  • Retour à la note2 Constance Forest et Denise Boudreau, Dictionnaire des anglicismes – Le Colpron, Laval, Groupe Beauchemin, éditeur ltée, 1999, p. vii.
  • Retour à la note3 Rostislav Kocourek, La langue française de la technique et de la science, Wiesbaden, Brandstetter Verlag, 1982, p. 133.
  • Retour à la note4 Le Colpron, op. cit.
  • Retour à la note5 Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet, Stylistique comparée du français et de l’anglais, Montréal, Beauchemin, 1973, p. 58 à 62.
  • Retour à la note6 Léopold Sédar Senghor, Ce que je crois, Paris, Grasset, 1988, p. 187-188.
  • Retour à la note7 Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet, op. cit., p. 17 à 22.
  • Retour à la note8 Jean-Claude Gémar, Traduire ou l’art d’interpréter, tomes 1 et 2, Ste-Foy, Presses de l’Université du Québec, 1995, p. 3.
  • Retour à la note9 Claude Bédard, La traduction technique : principes et pratique, Montréal, Linguatech, 1986, p. 192.
  • Retour à la note10 Chantal Bouchard, On n’emprunte qu’aux riches – La valeur sociolinguitique et symbolique des emprunts, Montréal, Éditions Fides, Montréal, 1999, p. 24, « Les grandes conférences ».
  • Retour à la note11 Voir l’entrevue accordée par le linguiste Henri Meschonnic au journal Le Devoir, publiée le 6 novembre 2000, sous la rubrique « Horizons ».