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À travers le prisme de l’histoire : John Tanner, un Indien blanc entre l’arbre et l’écorce (II)

Jean Delisle
(L’Actualité langagière, volume 8, numéro 3, 2011, page 14)

Un interprète apprécié

Homme au tempérament bouillant, fonceur et soucieux de son image, Henry R. Schoolcraft est un des premiers ethnologues à s’intéresser à l’histoire, à la langue et aux mœurs des Indiens d’Amérique. C’est aussi un explorateur. C’est lui qui, en 1832, découvrira la source du Mississippi. Depuis 1822, il occupe le poste quasi diplomatique d’agent américain des Affaires indiennes à Sault-Sainte-Marie. Porteur d’une recommandation du gouverneur Lewis Cass, Tanner entre à son service en qualité d’interprète en octobre 1828. Il est alors âgé d’une cinquantaine d’années. On peut penser que l’ancien captif a acquis une connaissance suffisante de l’anglais pour exercer ce métier de manière satisfaisante.

Il est convenu qu’au printemps, Tanner sera stationné en qualité d’interprète au poste de La Pointe. L’agence lui verse en salaire deux jours de rations alimentaires, un dollar par journée travaillée et 9,50 $ par mois pour payer le loyer de sa maison. [Traduction] « Il s’est mis au travail honnêtement, mais avec la dignité et l’impassibilité d’un chef indien. Comme il avait connu surtout le côté sombre de la nature humaine, il ne riait presque jamais. Il voyait un ennemi dans chaque personne1. »

Très vite, cependant, les fortes personnalités de Schoolcraft et de Tanner s’entrechoquent et leurs relations se détériorent. En réalité, l’interprète fait les frais d’un rapport de force opposant Schoolcraft, un presbytérien, et Abel Bingham, un pasteur baptiste. [Traduction] « Cette controverse a surtout été préjudiciable au plus faible et au plus vulnérable : Tanner2. »

Peu de temps après l’embauche de Tanner, Schoolcraft se voit imposer par les autorités gouvernementales une réduction de ses dépenses. Par mesure d’économie, il supprime le poste d’interprète à La Pointe, là même où John Tanner devait se rendre au printemps. Ce poste est occupé par le beau-frère de Schoolcraft, George Johnston. Pour conserver son emploi au Sault, Tanner offre à l’agent de travailler une heure par jour en échange de ses rations alimentaires. Schoolcraft accepte cet arrangement et, tout au long de 1829, Tanner lui apporte une aide précieuse. L’ethnologue travaille à la rédaction d’une grammaire du sauteux, perfectionne sa connaissance de la langue et s’intéresse aux sciences naturelles et aux mythologies indiennes, autant de sujets que l’interprète connaît bien. L’expérience « de terrain » qu’il a acquise, son intelligence et sa persévérance font de lui un informateur incomparable.

Son excellente réputation ne manque pas d’attirer l’attention du missionnaire baptiste Abel Bingham, qui souhaite se l’adjoindre : [traduction] « Je m’attends à obtenir les services de M. John Tanner comme interprète, écrit-il, […] chaque fois que l’agent n’en aura pas besoin3. » Tanner consent à lui accorder sa collaboration et convient d’un salaire de 2,50 $ par semaine. Comme l’interprète n’a aucune connaissance religieuse, Bingham préfère au début confier l’interprétation des services religieux à la belle-sœur de Schoolcraft, Charlotte Johnston, d’autant plus que celle-ci offre ses services gratuitement. Dans toutes les autres circonstances, cependant, c’est Tanner qui sert d’interprète au missionnaire. Dans ses moments libres, il collabore aussi au projet de traduction des Évangiles en sauteux du Dr Edwin James. Ces séances de traduction sont pour lui une sorte de catéchuménat.

Au cœur d’une lutte de pouvoir

L’interprète Tanner, dont on se dispute les services, se retrouve malgré lui au centre d’un conflit. D’un côté, Henry Schoolcraft cherche à le mettre au service de ses recherches savantes en ethnologie et en botanique, de l’autre, Bingham souhaite mettre à profit ses compétences linguistiques et sa connaissance des Autochtones pour diffuser le message chrétien et traduire les Évangiles. Tanner doit choisir en quelque sorte entre la science et la religion.

En janvier 1830, Schoolcraft congédie l’interprète sauteux Henry Sewakee, qui aurait eu une liaison avec la fille de l’interprète métis Jean-Baptiste Cadotte, Sophia, et le remplace par John Tanner. Malgré son écart de conduite, Sophia est néanmoins autorisée par Bingham à fréquenter l’école baptiste de la mission, ce qui irrite Schoolcraft. L’affaire divise la communauté. En fait, beaucoup plus que le cas de Sophia, c’est l’influence grandissante des baptistes au sein de la colonie qui agace l’agent. Mais il y a plus : Tanner consacre de plus en plus de temps aux baptistes, et le presbytérien Schoolcraft en prend ombrage au point de douter de sa loyauté. Il en vient même à se sentir trahi par celui qui, à ses yeux, ne peut servir deux maîtres. Bien malgré lui, Tanner devient l’enjeu d’une guerre larvée opposant deux sectes protestantes.

Animé par un esprit de vengeance et fort de son autorité de représentant gouvernemental, Schoolcraft retire à Tanner la garde de sa fille Martha, sous prétexte qu’il la maltraite. Quelques jours plus tard, il le congédie en invoquant comme motifs son comportement irrespectueux, ses écarts de langage et son absence de trois jours au plus fort des activités de l’agence. Ces faits sont conformes à la réalité, mais s’expliquent par la décision de l’impétueux Tanner de partir à la recherche de sa fille, qu’on vient de lui arracher. Une fois de plus, il s’estime victime d’une injustice. Le gouverneur Cass, plus compréhensif que Schoolcraft, semble-t-il, compatit à sa douleur : [traduction] « J’éprouve vraiment beaucoup de sollicitude pour cet être solitaire et malheureux au cœur meurtri4 », écrit-il à Schoolcraft, à qui il demande de régler les dettes de l’interprète et de lui verser son salaire. L’agent fait la sourde oreille.

De retour au Sault, Tanner consacre le plus clair de son temps à traduire les Évangiles avec le Dr James. Bingham ne peut plus se passer de ses services : Tanner l’assiste durant des offices religieux, fait la classe aux enfants, enseigne le sauteux aux missionnaires envoyés en stage de formation au Sault et accompagne le pasteur dans ses tournées des campements indiens établis en bordure du lac Supérieur. Bingham apprécie tellement Tanner qu’il le voit comme un « don du Seigneur », rien de moins : [traduction] « Le Seigneur nous a donné notre interprète. M. Tanner a récemment retrouvé espoir; il veut œuvrer au sein de l’Église et est présentement candidat au baptême5. »

Le 21 août 1831, John Tanner se fait baptiser dans la rivière Sainte-Marie en présence d’une grande foule, peu de temps après avoir épousé une veuve de Detroit, une Blanche. Le même mois, arrive à Sault-Sainte-Marie le méthodiste John Sunday, un chef sauteux canadien converti qui ne cache pas ses intentions d’y fonder une mission. Schoolcraft y voit une nouvelle occasion de nuire aux baptistes. Il va même jusqu’à solliciter auprès du Congrès une aide financière destinée à faciliter la construction d’une école méthodiste. Pour faire bonne mesure, il fait aussi venir un missionnaire presbytérien au Sault.

Dans cette guéguerre de religions, la riposte de Bingham ne se fait pas attendre : il loge Tanner et sa famille dans la résidence baptiste de la mission, même s’il redoute ses sautes d’humeur imprévisibles, et tente auprès de ses supérieurs de lui obtenir un poste à temps plein. Comme argument, il allègue que l’interprète est devenu si indispensable à son œuvre apostolique que sans lui [traduction] « ce serait comme envoyer un homme faucher un champ sans faux6 ».

L’animosité que Schoolcraft manifeste à l’égard de Tanner indispose bien des personnes au Sault, à commencer par le Dr James, qui a toujours pris la défense de l’ancien captif. L’indignation de James atteint son comble lorsqu’il découvre qu’Henry Schoolcraft a versé frauduleusement le salaire de Tanner à son beau-frère George Johnston et que l’interprète a contracté une lourde dette envers James Schoolcraft, le frère d’Henry. Clairement victime d’un détournement de fonds, Tanner avait raison de soupçonner qu’il y avait anguille sous roche. En outre, il était tenu d’échanger ses bons de ration au magasin de son créancier. Cette double escroquerie a pour effet de miner considérablement son moral déjà fragile. Avec l’aide du Dr James, il entreprend des démarches auprès du ministère de la Défense pour récupérer son dû et son poste d’interprète permanent.

En 1832, l’American Bible Society se montre favorable à la publication du Nouveau Testament traduit par James et Tanner. L’Église baptiste accepte en outre d’engager Tanner, moyennant un salaire annuel de 300 $. Mais la nouvelle tarde à arriver et Tanner, privé de toute source de revenu et criblé de dettes, en est gravement perturbé. Un violent sentiment d’anxiété l’envahit. Il devient irritable et violent avec son fils, qui s’enfuit de la maison, et avec sa femme, qu’il accuse d’infidélité. La situation se dégrade à tel point que les autorités se voient dans l’obligation de prendre des dispositions afin de protéger sa femme : sous escorte policière, elle est conduite dans une autre ville. Après lui avoir arraché sa fille, voilà qu’on lui enlève sa femme.

Tanner y voit un autre acte de persécution à son endroit de la part de la « société civilisée ». Une fois de plus, il se sent tenu à l’écart, voire carrément rejeté. Henry Schoolcraft, son ennemi juré dont on peut douter de l’impartialité, écrit à son sujet le 31 juillet 1838 : [traduction] « Il est devenu un vieil homme aux cheveux gris et au regard dur qui en veut à tout le monde, aux Blancs comme aux Rouges. Toutes les tentatives pour améliorer son comportement et lui faire perdre sa mentalité d’Indien ont échoué. Il se méfiait de tout. C’est l’Indien le plus soupçonneux, le plus rancunier et le plus revêche que j’ai connu7. » À ses yeux, Tanner est l’incarnation de Caliban dans La tempête de Shakespeare.

Photo de Henry Schoolcraft
Henry Schoolcraft

Son mauvais caractère, ses colères, son comportement violent et ses nombreux séjours en prison conduisent les baptistes à l’exclure de leur communauté et à ne plus faire appel à ses services. C’est bien à contrecœur qu’ils s’y résignent, car ils sont bien conscients qu’il leur sera difficile de trouver un interprète aussi compétent et aussi habile à expliquer les Écritures aux Autochtones.

Dans une lettre dictée à sa fille et adressée au président des États-Unis, Martin Van Buren, le 10 novembre 1837, John Tanner se plaint d’avoir été injustement congédié et privé du seul métier qu’il est désormais apte à exercer : [traduction] « Je ne peux pas exécuter de durs travaux parce que je suis infirme; j’ai été blessé par un Sauteux lorsque j’étais prisonnier chez les Indiens. Tout ce que je peux faire c’est interpréter8. » Cet homme meurtri qui avait connu la liberté et les grands espaces se replie sur lui-même, désespéré. Son équilibre mental bascule.

Délire de persécution?

À partir de ce moment, Tanner se met à agir de manière imprévisible. Dans ce qui ressemble étrangement à un délire de persécution, il abat des bestiaux dans les fermes de la mission, multiplie les altercations, profère des menaces de mort envers Bingham, Henry et James Schoolcraft, des missionnaires méthodistes et plusieurs autres personnes. En 1840, il contracte un quatrième mariage avec une Sauteuse. Dans une ultime démarche auprès de Bingham, il tente de se faire réengager comme interprète, mais se heurte à une fin de non-recevoir. Un médecin de passage au Sault le qualifie de « démoniaque ».

Le 6 juillet 1846, un drame scelle son destin : James Schoolcraft est tué à bout portant non loin de sa ferme. Les soupçons se portent aussitôt sur l’interprète, dont la maison avait été entièrement détruite par le feu quelques jours avant le meurtre. Les mobiles de vengeance ne manquent pas. La disparition soudaine de Tanner vient renforcer les soupçons de culpabilité qui pèsent sur lui : à partir de ce jour, on ne le revoit plus. Se serait-il suicidé? Cette hypothèse est plausible, car il avait déjà tenté de s’enlever la vie dans un moment de grave dépression. Une chose est certaine toutefois : il n’est pas l’auteur du meurtre. Un lieutenant du nom de Bryant Tilden, rongé par les remords, confessera son crime sur son lit de mort.

Un solitaire victime d’ostracisme

Malgré tous ses efforts, John Tanner n’a jamais réussi totalement sa réinsertion dans la société blanche dite « civilisée », dont il était pourtant issu. « En revenant chez les siens, il allait connaître l’intolérance, l’hypocrisie, l’ostracisme et, par-dessus tout, l’enfer de la solitude, un tourment auquel ni son corps ni son esprit n’ont pu résister9. » Il a vécu, à trente ans d’intervalle, un double choc culturel. Sa réadaptation à la vie américaine a été aussi éprouvante que le processus d’« indianisation » entamé à l’âge de neuf ans dans une société qui lui était totalement étrangère. Cette mutation a été si totale qu’il a hérité, bien que Blanc de naissance, de tous les stéréotypes liés aux Autochtones. Cela a compromis irrémédiablement ses chances de mener une vie normale dans son pays natal. Il est dans la situation d’un détenu qui regagne sa liberté après une longue incarcération : il est désorienté dans un monde qu’il ne reconnaît plus, ses repères ayant disparu. Les habitants de Sault-Sainte-Marie, imbus de leur sentiment de supériorité raciale et culturelle, refusent de considérer cet Indien blanc comme leur égal, l’ostracisent et, ce faisant, aggravent son problème d’identité et d’estime de soi.

En tant qu’interprète, après avoir réappris la langue de son enfance, John Tanner a dû choisir de mettre son talent au service de la science ou de l’évangélisation. Les circonstances et les malversations de l’agent Henry Schoolcraft l’ont dirigé vers le travail missionnaire. Il est parvenu à y exceller en grande partie grâce aux égards dont le Dr James et le pasteur Bingham l’ont entouré. Grâce aussi à sa connaissance intime des Amérindiens dont il a partagé la vie. Hélas, il a exercé le métier dont il a rêvé sur fond de lutte d’influence religieuse. Ce n’était pas la première fois qu’il était ainsi coincé entre l’arbre et l’écorce. On peut même dire que ce fut une constante de toute son existence. Faut-il s’étonner, dès lors, que cet homme des frontières linguistiques, culturelles et ethniques ait eu une personnalité si tourmentée et qu’il ait, selon toute vraisemblance, sombré dans la folie à la fin de sa vie? Le métier d’interprète sur lequel il fondait tant d’espoir pour s’en sortir n’aura pas réussi à le guérir de son mal de vivre.

Notes

  • Retour à la note1 Henry R. Schoolcraft, Personal Memoirs of a Residence of Thirty Years with the Indian Tribes on the American Frontiers: with Brief Notices of Passing Events, Facts, and Opinions, A.D. 1812 to A.D. 1842, Lippincott, Grambo & Co., 1851, p. 316.
  • Retour à la note2 John T. Fierst, « Return to "civilization": John Tanner’s Troubled Years at Sault Ste. Marie », Minnesota History Magazine, vol. 50,  1, (printemps 1986), p. 26.
  • Retour à la note3 Ibid., p. 28.
  • Retour à la note4 Ibid., p. 31.
  • Retour à la note5 Ibid.
  • Retour à la note6 Ibid., p. 32.
  • Retour à la note7 Schoolcraft, 1851, p. 601.
  • Retour à la note8 Cité dans Fierst, 1986, p. 25.
  • Retour à la note9 Pierrette Désy, dans John Tanner, Trente ans de captivité chez les Indiens Ojibwa : récit de John Tanner, recueilli par Edwin James, présentation, traduction, bibliographie et analyse ethnohistorique, P. Désy, Payot, 1983, p. 32.