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Mots de tête : « livrer la marchandise »

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité terminologique, volume 29, numéro 1, 1996, page 15)

L’Ontario livre la marchandise.
(J.-Cl. Leclerc, Le Devoir, 26.11.86)

Marchandise offerte est à demi vendue, dit le proverbe. Mais pas complètement, quand même. Aussi, pour boucler le marché, il faut parfois la farder (« chercher à en faire accroire »), la débiter, ou la vanter (« faire valoir ce qu’on a, ce qu’on fait, en tirer vanité »). Certains iront jusqu’à tromper sur la marchandise (« donner autre chose que ce qu’on avait promis »).

On le voit, la marchandise se prête à tous nos caprices. On peut même la livrer. Voire la délivrer. Mais au propre seulement. Et pourquoi pas au figuré? me demandez-vous. J’aimerais bien pouvoir vous répondre aussi ingénument. Cela a peut-être quelque chose à voir avec ce fichu génie de la langue.

Comme vous le savez, les anglophones, eux, le peuvent. Et ils ne s’en privent pas. Chez eux, n’importe qui, ou n’importe quoi, peut deliver the goods :

(…) to wait for the new economy to deliver the goods (James Bagnall, The Ottawa Citizen, 29.10.93).

Si le sens courant, to do or produce the thing required, est relativement récent, to deliver the goods ne date pas d’hier. D’après Les Mots américains1, l’expression remonterait à 1879. En politique, elle signifiait « apporter des voix sur un plateau ».

Irène de Buisseret2 nous propose justement comme premier sens « tenir ses promesses (électorales ou autres) ». Elle donne deux autres traductions : « répondre aux espoirs » et « remplir son rôle convenablement ». Claude Cornillaud, rédacteur en chef de la défunte Revue du traducteur (mai 1983), traduit par « faire le travail » (ce n’est pas génial, mais ça peut servir).

Quant aux dictionnaires bilingues le Harrap portatif (1991), le Robert-Collins (1993), le Larousse bilingue (1993) et le Hachette-Oxford (1994), on croirait qu’ils ont copié les uns sur les autres; ils optent tous pour « tenir parole ». Le Harrap ajoute « remplir ses engagements »; le Larousse, à deliver, « tenir bon »; le Hachette, « répondre à l’attente ».

Outre l’incontournable « tenir parole », un dictionnaire de faux amis3 donne deux traductions négatives : « the government (…) haven’t delivered the goods – on attend toujours, on n’a rien vu ». C’est à retenir, au cas où.

Pour ne pas être en reste, je vous propose « remplir son mandat » (Lexis), « être à la hauteur », « réaliser, remplir son contrat » (Petit Robert). « Tenir le pari » pourrait également faire l’affaire : Nonobstant une présentation bien grise (…), Eveno et Planchais ont tenu le pari (J.-P. Rioux, Le Monde, 24.11.89). C’est bien l’idée de « to carry out one’s part of the agreement » (Concise Oxford Dictionary).

J’ignore depuis quand nous livrons la marchandise (une bonne dizaine d’années?), mais il ne fait aucun doute que la palme de l’emploi le plus fréquent nous est acquise. Grâce aux journalistes, notamment : deux à La Presse, six au Devoir, six au Droit. Cela commence à faire du monde à la messe.

Je sais, je sais, les journalistes, ce n’est pas la plus sûre des cautions. Mais ils ont l’appui de gens sérieux. Deux universitaires, Gérard Bergeron4 et Guy Laforest5, ne dédaignent pas la tournure. C’est un signe, à mon avis, que le tour est entré dans le bon usage. Le nôtre en tout cas.

D’ailleurs, les dictionnaires québécois l’admettent depuis quelque temps. Le premier en date est le Dictionnaire des expressions québécoises6 de Pierre DesRuisseaux : « agir conformément à ses promesses », « aboutir selon les prévisions ». L’année suivante paraît le Dictionnaire pratique des expressions québécoises7 de Dugas et Soucy. On se contente de reprendre les définitions de DesRuisseaux. Mais le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui8, ce galeux dont on continue de dire pis que pendre, donne une nouvelle acception, qui rend bien le sens que nous lui donnons souvent : « prouver ses capacités ».

Pour faire bonne mesure, il ne nous reste plus qu’à trouver des exemples ailleurs que chez nous. Certes, il n’en pleut pas. Mais il y en a. Et ils ont largement l’âge de la retraite.

Sauf erreur, c’est aux traducteurs du Guide de la femme intelligente9 de Shaw que revient la palme du premier emploi. Il y a soixante-quinze ans de cela. Augustin et Henriette Hamon n’ont pas craint de traduire littéralement : « livrer la marchandise ».

Vous me direz que ça n’était pas sorcier. Il suffisait de suivre l’anglais. J’en conviens. Mais quinze ans plus tard, un futur académicien fera encore mieux :

Les circonstances m’ayant introduit dans le métier diplomatique, j’ai considéré que l’honnêteté m’obligeait, comme disent les Américains, à « délivrer la marchandise », à donner le principal de mes forces au patron10.

Cette citation est de Paul Claudel, qui, un an plus tard, entrait à l’Académie. « On rit pus », comme disent les académiciens…

Quelques années auparavant, Claudel avait employé l’expression anglaise telle quelle : « (…) suivant l’expression américaine, it does not deliver the goods11 ». À la deuxième occasion, l’envie de traduire aura été trop forte. Mais pourquoi avoir traduit aussi servilement? Et pourquoi délivrer?! Est-ce un lapsus? J’en doute. Mais ce n’est pas ce qui m’intéresse aujourd’hui*.

Deux exemples, un de 1929 et un autre de 1945, bilan plutôt maigre, me direz-vous. Ça ne fait pas un printemps linguistique.

C’est juste. Mais je mettrais votre main au feu que la tournure va se répandre. D’abord parce qu’elle est imagée. Ensuite parce qu’elle n’est pas contraire au « génie » de la langue. La preuve.

On employait autrefois livrer avec exactement le même sens que l’expression anglaise :

Ce n’est pas tout que de vendre, il faut livrer; il ne suffit pas de promettre quelque chose, il faut trouver les moyens de l’exécuter12.

Qui sait? En donnant le feu vert à « livrer la marchandise », on permettra peut-être à livrer de reprendre du service.

Abondance de biens ne nuit pas.

Retour à la remarque 1* Je ne résiste pas à la tentation de signaler que j’ai relevé exactement la même expression quarante ans après Claudel sous la plume de Claude Sarraute : « cette pauvre Américaine, obligée (…) à honorer son contrat en délivrant la marchandise, le fameux Baby M., à son acheteur13 ». (J’ai pour mon dire que nos commerçants ne seraient pas mécontents de pouvoir délivrer en toute impunité, et sans faire de peine aux défenseurs de la langue.)

Références

  • Retour à la note1 Jean Forgue, Les Mots américains, P.U.F., coll. Que sais-je?, 1976, p. 33.
  • Retour à la note2 Irène de Buisseret, Le Guide du traducteur, A.T.I.O., 1970, p. 198; Deux langues, six idiomes, p. 173.
  • Retour à la note3 Jacques Van Roey, Sylviane Granger et Helen Swallow, Dictionnaire des faux amis français-anglais, Duculot, 1988, p. 201.
  • Retour à la note4 Gérard Bergeron, À nous autres, Québec/Amérique, 1986, p. 94 et 116.
  • Retour à la note5 Guy Laforest, De la prudence, Boréal, 1993, p. 45.
  • Retour à la note6 Pierre DesRuisseaux, Dictionnaire des expressions québécoises, Hurtubise HMH, 1990. (L’expression ne se trouve pas dans la première édition de 1979).
  • Retour à la note7 André Dugas et Bernard Soucy, Le Dictionnaire pratique des expressions québécoises, Éditions Logiques, 1991.
  • Retour à la note8 Jean-Claude Boulanger, Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, Dicorobert Inc., 1992.
  • Retour à la note9 George Bernard Shaw, Guide de la femme intelligente, Éditions Montaigne, Paris, 1929, p. 411. Traduit par Augustin et Henriette Hamon.
  • Retour à la note10 Paul Claudel, œuvres en prose, Gallimard, coll. de La Pléiade, 1965, p. 1357. Texte paru en 1945.
  • Retour à la note11 Id., Contacts et circonstances, Gallimard, 1947, p. 110. Texte paru en 1938.
  • Retour à la note12 René Lagane, Locutions et proverbes d’autrefois, Belin, 1983, p. 188.
  • Retour à la note13 Claude Sarraute, Le Monde, 7.4.87.