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L’endogénisme linguistique au Québec

André Senécal
(L’Actualité langagière, volume 7, numéro 3, 2010, page 29)

L’auteur nous présente une recension du livre de Lionel Meney,
Main basse sur la langue – Idéologie et interventionnisme linguistique au Québec,
paru en 2010 aux éditions Liber.

Il y a consensus parmi les francophones au Québec sur la nécessité de défendre et de promouvoir la langue française dans le cadre géographique québécois. Le français est le principal marqueur identitaire de la nation québécoise en Amérique du Nord. Mais existe-t-il pour autant un français québécois standard, distinct du français standard international? C’est ce que croient un certain nombre de langagiers au Québec, qui soutiennent que les Québécois parlent une langue différente du français standard, au point où cette langue puisse être définie par une norme parallèle. Cette norme, propre au Québec, est dite « endogène », étant perçue comme « exogène » la norme du français standard. Les endogénistes définissent le français québécois standard comme « le français tel qu’il est parlé et écrit par l’élite intellectuelle, politique et scientifique québécoise1 ». Quelques dictionnaires ont déjà été publiés au Québec dans une tentative visant à consigner le français québécois standard cher aux endogénistes.

Linguiste et lexicographe retraité de l’Université Laval, Lionel Meney*, dans un ouvrage touffu aussi méthodique que polémique, prend le contre-pied des endogénistes en déconstruisant leur vision, en remettant en question la méthodologie et les statistiques qu’ils utilisent à l’appui de leurs positions et en relevant les lacunes des produits dictionnairiques issus de leur théorie. Le titre percutant de l’ouvrage, Main basse sur la langue – Idéologie et interventionnisme linguistique au Québec, ne laisse pas d’inquiéter quiconque craindrait quelque détournement de la langue à des fins obscures.

Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur dresse un état des lieux en décrivant le cadre géopolitique et linguistique du Québec. La proximité d’une vaste communauté anglophone aux frontières de la Laurentie se traduit par l’assimilation de nombreux termes anglais, tant sur le fond que sur la forme, dans le français des Québécois. Il en résulte un français dit « vernaculaire », surtout réservé à la langue parlée, par rapport à un français plus châtié, caractéristique de la langue écrite ou de la langue parlée « surveillée » (langue des présentateurs de nouvelles, par exemple), conformes au français standard international. Cette situation, selon laquelle il y a hiérarchisation d’une langue de prestige par rapport à une langue familière ou vernaculaire, s’appelle diglossie. Les endogénistes ne reconnaissent pas la diglossie, car elle dévalorise le vernaculaire par rapport à la langue de prestige. Voilà pourquoi ils érigent le français québécois comme une langue à part entière, même si elle intègre une partie non négligeable du français standard international.

La deuxième partie de l’ouvrage, très délicate, aborde la question identitaire au Québec. Meney aurait pu s’en tenir à l’arène linguistique, tant ses arguments et ses démonstrations sont appuyés par une méthodologie et des statistiques difficilement réfutables. Mais il a aussi étendu son intervention à l’arène politique parce que les endogénistes y accordent une grande importance. Ces derniers voient dans le français québécois standard l’affranchissement de l’impérialisme linguistique de la France en général et de la « bourgeoisie parisienne » en particulier. Meney aborde les questions de l’existence d’une nation québécoise, de l’identité québécoise et de l’influence de concepts comme la francité, l’anglicité, l’amérindianité, l’américanité, la canadianité, la nordicité et le catholicisme. La perception qu’ont les Québécois de la mère-patrie, de ses citoyens ainsi que des autres francophones du Canada est également évoquée. Si l’auteur ne dérape pas dans ses propos, on a néanmoins l’impression qu’il se promène avec une grenade dégoupillée en main. Le malaise ressenti est-il à la mesure du caractère potentiellement explosif de ces sujets et de la pudeur dont se drape habituellement leur évocation? Le moins qu’on puisse dire, c’est que Meney fonce avec détermination dans le détail des diverses influences identitaires.

La présentation de la position des endogénistes occupe la troisième partie de l’ouvrage. L’auteur s’applique à y démontrer les contradictions qui caractérisent leur vision de la langue. Le débat sur la qualité de la langue y est évoqué. Mais qui dit qualité de la langue sous-entend qu’il doit y avoir un modèle de référence, des critères de jugement auxquels la comparer. Au Québec, lorsqu’il est question de la qualité de la langue, celle-ci est comparée au français standard international plutôt qu’au français québécois. La qualité d’une langue s’évalue en fonction des divers niveaux qui la caractérisent, et non en fonction de la supériorité ou de l’infériorité d’une langue par rapport à une autre. En cela l’approche diachronique des langues soutenue par Meney est intéressante quand il affirme qu’une langue s’impose parfois pour des raisons circonstancielles, en raison de sa valeur potentielle et de son utilité réelle à un moment donné de l’histoire, par exemple le français dans la diplomatie à une époque où toutes les cours d’Europe s’exprimaient en français. Par contre, ceux qui considèrent (suivez mon regard…) que le français québécois est « plus “libre”, moins “corseté”, plus “expressif” plus “créatif” que celui des Français » […], « s’ils connaissent les possibilités offertes par leur variété de langue, méconnaissent celles du français de France ».

Les endogénistes reconnaissent l’existence de variations linguistiques, d’une hétérogénéité, au sein d’une même langue. Les études à ce sujet sont regroupées sous la bannière du variationnisme. Selon les variationnistes, comme les langues varient dans le temps (diachronisme), « toutes les variantes sont systématiques et cohérentes et, par conséquent, toutes les langues, toutes les variétés de langue ou toutes les variantes grammaticales se valent ». Cette conclusion constitue un des arguments des endogénistes en faveur d’une norme propre au français québécois. Meney reconnaît que le français québécois se distingue du français standard international, mais il ne croit tout simplement pas que le variationnisme cautionne la promotion du français québécois au rang de « norme ». En 2010, cette norme n’a toujours pas été décrite par les endogénistes. L’auteur souligne, entre autres, que des variations régionales pourraient ne pas être comprises à l’extérieur de la communauté linguistique qui les utilise, notamment dans des communications internationales. Voilà sans doute pourquoi, fait-il remarquer, les endogénistes s’expriment toujours en français standard international et évitent soigneusement toute variation par rapport à ce dernier.

La dernière partie de l’ouvrage est réservée à une critique en règle des « produits endogénistes », entendez par là le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, le Dictionnaire historique du français québécois et le Grand dictionnaire terminologique. Bien entendu, aucun de ces produits ne trouve grâce aux yeux de Lionel Meney.

Au sujet du Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, Meney critique son ethnocentrisme, dénonce l’affirmation selon laquelle la norme québécoise « ferait l’objet d’un large consensus dans la société », souligne la « géométrie variable » du français consigné, lequel tient du « français québécois », du « français canadien » et même du « français en usage sur le territoire du Québec et d’autres régions du Canada ». Il relève le caractère arbitraire, selon lui, des marques d’usage, un traitement laxiste des anglicismes, des transcriptions phonétiques inconsistantes, des définitions disparates, ainsi qu’un manque de rigueur et des coquilles. Pourtant, le dictionnaire a bénéficié du parrainage de la maison Robert…

Dans le Dictionnaire historique du français québécois, l’ennemi à abattre est toujours l’impérialisme culturel français au Québec. Mais c’est plutôt la méthodologie ayant présidé à la constitution du corpus linguistique à la base des travaux qui est critiquée. Lionel Meney y relève un déséquilibre dans la nature des documents retenus et les périodes considérées; en outre, il note que les références au français standard sont directement reprises de dictionnaires existants sans avoir fait l’objet de nouvelles recherches dans la presse ou la littérature françaises contemporaines. Le Dictionnaire contient aussi des termes définis comme québécismes mais dont la québécité serait douteuse, du fait que certains d’entre eux sont des termes acadiens ou qu’ils existent en français international, ou encore dont les acceptions ne sont pas spécifiquement québécoises. L’analyse de certains termes serait déficiente, les marques d’usage non rigoureuses, et la connaissance du « français de France » insuffisante lorsque ce dernier est évoqué.

Enfin, le Grand dictionnaire terminologique est désigné « véritable navire amiral de l’Office de la langue française du Québec en matière d’intervention linguistique ». Accessible par voie électronique seulement, cet ouvrage est un dictionnaire d’orientation de l’usage, comme le confirme son Guide méthodologique. Meney juge subjectifs et idéologiques les critères retenus pour la constitution du dictionnaire, ce qui n’en ferait pas un ouvrage terminologique neutre. Il relève une certaine disparité dans les modèles linguistiques retenus et les critères de décision entre diverses fiches terminologiques, en partie attribuable aux décennies pendant lesquelles se sont échelonnés les travaux. Meney passe au crible chacun des champs des fiches, exemples à l’appui, pour justifier ses critiques. Le caractère arbitraire des décisions prises et le manque de profondeur de certaines recherches placeraient le lecteur devant un chantier, un ouvrage inachevé plutôt que devant une référence.

En conclusion, l’ouvrage de Lionel Meney, d’une lecture toujours passionnante, attaque de front le courant de pensée endogéniste, qui semble avoir régné sans partage sur l’aménagement linguistique au Québec. Malheureusement, les endogénistes qui veulent consacrer le français québécois en l’élevant au niveau de norme distincte du français standard international n’ont toujours pas réussi à décrire cette norme tant prisée. À la lecture de Main basse sur la langue, on s’étonne aussi de constater la faiblesse des justifications avancées par les endogénistes – dont font partie plusieurs linguistes très réputés au Québec – à l’appui de leur point de vue.

Au cours des dernières décennies, le français québécois a évolué de manière à se rapprocher du français standard international et non à s’en distancier. Il est une variante du français standard, mais le suit néanmoins de très près pour la simple et bonne raison que lorsqu’on communique en français sur la scène internationale, il faut pouvoir être compris de tous les francophones. Peu de gens au Québec vont s’émouvoir de l’« impérialisme » de la « bourgeoisie parisienne » sur la langue française, les communautés nationales francophones pouvant participer à l’enrichissement de celle-ci.

L’endogénisme représente-t-il les habits neufs de l’aménagement linguistique au Québec? Devant les solides arguments et les nombreux exemples alignés par Lionel Meney à l’encontre de la vision comme de la démarche des endogénistes, Main basse sur la langue invite à tout le moins à la réflexion les langagiers en général et les aménagistes en particulier.

Remarque

Retour à la remarque 1* Lionel Meney est aussi l’auteur du Dictionnaire québécois-français, publié chez Guérin en 1999.

Note

  • Retour à la note1 Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière, Le français québécois : usages standard et aménagement, Québec, Presses de l’Université Laval et Institut québécois de recherche sur la culture, 1996, p. 95.