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Timeo hominem unius libri

Hugo Lafrance
(L’Actualité langagière, volume 8, numéro 2, 2011, page 32)

Les habitués des pages roses du Larousse et les latinistes parmi vous connaissent sans doute la locution timeo hominem unius libri. Elle signifie « Je crains l’homme d’un seul livre ». On pourrait paraphraser cet axiome en le rendant par « Je crains le linguiste d’un seul dictionnaire ».

À la question « Quel est le meilleur dictionnaire qu’on peut avoir dans sa bibliothèque? », la réponse idéale est sans doute que c’est en fait l’ensemble constitué par tous les dictionnaires existants. On comprendra que l’usager moyen veuille se limiter pour économiser, mais, bien sûr, un spécialiste aura avantage à en posséder de nombreux (et à les consulter), à plus forte raison s’il écrit lui-même un dictionnaire de type correctif.

Pour être plus précis, on pourrait dire qu’il faut se méfier des conclusions des grammairiens qui limitent leur enquête linguistique, pour une raison ou une autre, par exemple en se fiant trop à un seul dictionnaire. Ces grammairiens sont susceptibles de voir des fautes dans l’usage là où il y a en fait des lacunes dans leurs sources. Or, chercher à bannir une expression correcte parce que tel dictionnaire ne la donne pas, quand il ne s’agit que d’une lacune, c’est concentrer son énergie sur une tâche stérile, augmenter les chances de survie des tours véritablement fautifs, appauvrir involontairement la langue et favoriser l’insécurité linguistique de la population.

Quelques exemples

Voici donc quelques exemples d’affirmations fondées sur une enquête lexicographique limitée à quelques ouvrages (c’est moi qui souligne) :

renforcir

« Depuis quelques décennies, seul le verbe RENFORCER est resté en usage. Renforcir est devenu désuet et les dictionnaires actuels n’en font pas mention. » [Camil Chouinard, 1500 pièges du français parlé et écrit, 2007]

Le verbe « renforcir », absent du Petit Robert 2001, se trouve dans Le grand Robert 2005 et dans le Flammarion de 1999. Il se trouve maintenant aussi dans Le petit Robert (2009), et c’est le seul dictionnaire dans cette liste selon lequel il y aurait là un canadianisme. Le grand Robert 2005, quant à lui, ne donne que la marque « rare » à ce mot.

opportunité

« La plupart des dictionnaires attestent maintenant le terme “opportunité” au sens d’occasion. […] Même si cette nouvelle acception… » [Guy Bertrand, 400 capsules linguistiques, 1999]

En réalité, ce sens a plus de 600 ans :

« …mais dissimuler et faindre son courage, en attendant opportunité de grever aucun, se peut appeller vice. » [Christine de Pizan, Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, 1404, in Dictionnaire du moyen français 2010]

Il était déjà présent dans le Dictionnaire de l’Académie de 1694 (« Occasion propre, favorable. »).

On notera la contradiction entre Le petit Robert 2011, qui décrit ce sens comme un anglicisme critiqué de 1864 et Le grand Robert (1987 et 2005), selon lequel ce sens serait plutôt de 1355, et qui ne fait aucune référence à l’anglais…

bonbonne de gaz

« Le plongeur descend sous l’eau avec sa bouteille (et non sa bonbonne) d’oxygène. » [Marie-Éva de Villers, Multidictionnaire, 1997]

L’expression « bonbonne de gaz, d’oxygène, etc. », absente du Petit Robert 2001, est courante au Québec et en Europe. Le Multidictionnaire (1997 et 2009) et Mieux dire : Mieux écrire (2007) en font une impropriété.

On notera que ce sens est maintenant donné par Le petit Robert 2011, mais qu’il y est considéré comme régional (Belgique et Luxembourg). Il se trouve pourtant dans au moins deux dictionnaires à titre de terme du français standard (Dictionnaire de l’Académie et Trésor de la langue française, sous « gaz »).

pour votre information

« cette locution est à éviter, car elle est calquée de l’anglais for your information »
[Banque de dépannage linguistique, site consulté le 8 février 2011]

L’Office québécois de la langue française véhicule depuis maintenant au moins 15 ans (Le français au bureau, 1996, p. 255) l’idée que cette expression, absente du Petit Robert (2001 et 2011), est fautive. Elle se trouve pourtant dans le Hachette (sous « gouverne »), dans la dernière édition du Dictionnaire de l’Académie (sous « information »), dans le Trésor de la langue française (sous « gouverne ») et chez le comte de Montalembert (1810-1870; académicien).

De fausses difficultés

Les lexicographes s’inspirant les uns des autres, il arrive que l’auteur d’un dictionnaire condamne telle ou telle expression simplement parce qu’elle est absente du Petit Robert. Il la consignera à tort comme une impropriété, et cette interprétation servira de modèle à un autre lexicographe, qui proscrira l’expression à son tour. C’est sans doute ce qui s’est produit avec Yvon Delisle (Mieux dire : Mieux écrire), qui a rejeté « bonbonne de gaz, d’oxygène, etc. » sur la foi du Multidictionnaire. Parfois, l’effet domino prend de grandes proportions; l’erreur s’ancre dans la tradition lexicographique et devient difficile à déloger (voir la remarque sur « par contre » dans la dernière édition du Dictionnaire de l’Académie). C’est le cas de l’expression « pour votre information », considérée comme un anglicisme par Marie-Éva de Villers (Multidictionnaire, 2009), Constance Forest et Denise Boudreau (version mise à jour du Dictionnaire des anglicismes de Colpron, 1999), Michel-Alfred Parmentier (Dictionnaire des expressions et tournures calquées sur l’anglais, 2006), Guy Bertrand (Le français au micro, site consulté le 8 février 2011) et Yvon Delisle (Mieux dire : Mieux écrire).

Comme l’écrit Lionel Meney (c’est lui qui souligne) :

« Il faut se garder de limiter son enquête lexicographique aux seuls dictionnaires (même s’il y en a de très bons) et surtout de dire : “Ce n’est pas dans le dictionnaire, donc ce n’est pas français!” » [Dictionnaire québécois-français, 1999, p. VIII]

Si on n’observe pas cette mise en garde, il est possible que les fausses difficultés consignées aujourd’hui dans les dictionnaires continuent d’être considérées comme des fautes dans 100 ans. C’est par exemple ce qui se produit avec « police montée », que Jules-Paul Tardivel (L’anglicisme : voilà l’ennemi!, 1880) critiquait à titre d’anglicisme fautif. Il s’imaginait probablement se trouver en présence d’une expression régionale attribuable à l’anglais, d’où la condamnation, et ce, 23 ans après qu’un Français l’eut utilisée (Antoine Fauchery, Lettres d’un mineur en Australie, Paris, 1857). Les grammairiens continuent de critiquer ce tour au Québec (Mieux dire : Mieux écrire, 2007; Colpron, 1999, etc.) malgré sa présence dans le Dictionnaire de l’Académie (9e édition), dans Le petit Robert, chez Jean Ray (Les derniers contes de Canterbury, 1944) et chez Bernanos (1928, Trésor de la langue française, sous « monté »). À noter : l’expression « papier de toilette » est dans une situation semblable.

Ne soyons ni le servum pecus (troupeau servile) d’Horace, ni les moutons de Panurge. Un bon dictionnaire ne sera jamais bien utile sans une bonne dose de jugement!