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Une traductrice médicale à la finale masculine de Wimbledon ou le problème de l’hypallage

Maurice Rouleau, Ph.D.
(L’Actualité terminologique, volume 34, numéro 2, 2001, page 20)

L’Actualité terminologique vous propose un dossier sur l’épithète en hypallage, soit deux articles signés Maurice Rouleau et publiés dans Pharmaterm, le bulletin terminologique de l’industrie pharmaceutique (vol. 11,  4, 2000 et vol. 12,  2, 2001). Nous reproduisons les articles avec l’aimable autorisation de l’auteur et de Mme Marina de Almeida, rédactrice en chef de la publication, que nous tenons à remercier tous les deux. Vous trouverez ici le premier volet du dossier; le deuxième paraîtra dans le numéro de décembre.

« Une traductrice médicale peut-elle, si elle souffre de diabète sucré et qu’elle prenne des hypoglycémiants oraux, se rendre au centre sportif de la municipalité voisine pour y pratiquer son sport préféré, le tennis? Le risque réel d’une épicondylite, blessure sportive fort connue, ne devrait pas l’en empêcher, pas plus d’ailleurs que la crainte de voir apparaître une rétinopathie diabétique (atteinte des vaisseaux sanguins de la rétine). Il en serait tout autrement si elle souffrait de maladie asthmatique. En effet, l’effort constant qu’elle devrait fournir pour pratiquer ce sport exigeant pourrait l’obliger à recourir à des doses accrues de glucocorticoïdes inhalés. Dans un tel cas, elle préférerait sans doute suivre, à la télévision, le tournoi de Wimbledon, du début jusqu’à la finale masculine, qui clôt le tournoi. »

Voilà présenté, sous forme narrative, le problème de l’utilisation de l’adjectif, ce mot qui qualifie ou détermine un substantif auquel il est joint. Dans ce court texte, toutes les combinaisons soulignées n’ont rien de fictif. Quiconque lit le moindrement pourrait attester l’utilisation de chacune d’elles. Les unes vous sembleront irréprochables, p. ex. municipalité voisine, sport préféré, risque réel, effort constant; et elles le sont. D’autres vous sembleront tout aussi naturelles, sans pourtant l’être, p. ex. diabète sucré, vaisseaux sanguins. Quelques-unes vous sembleront tolérables, parce qu’elles sont passées dans l’usage, p. ex. centre sportif, hypoglycémiant oral, maladie asthmatique, traductrice médicale. Il y en a certaines qui vous feront tiquer, p. ex. blessure sportive, finale masculine; d’autres, enfin, qui vous sembleront tout à fait condamnables, comme glucocorticoïdes inhalés.

Avant d’aller plus loin, définissons deux termes, « adjectivation » et « hypallage », qui, tous deux, concernent l’utilisation de l’adjectif, mais considérée sous un angle qui leur est propre. Le procédé qui consiste à utiliser comme adjectif un mot qui n’en est pas un au départ s’appelle « adjectivation ». C’est le cas, par exemple, du mot « exigeant » qui, de participe présent qu’il était initialement, est devenu adjectif dans le texte d’introduction; il en est de même de « rose » dans « robes roses », qui, de nom qu’il était au départ, est devenu adjectif de plein droit. L’« hypallage », elle, est un procédé qui consiste à accoler un adjectif à un nom qui logiquement ne lui convient pas, mais qui convient en fait à un autre nom qui, lui, est absent. Dans « rétinopathie diabétique », il est évident que ce n’est pas la rétinopathie qui est diabétique, mais bien le patient qui présente une rétinopathie.

L’hypallage, puisqu’il faut l’appeler par son nom, fait aux traducteurs la vie dure. Faut-il utiliser tous les termes ainsi construits ou les bannir résolument? Être laxiste ou puriste? Supposons, pour les besoins de la cause, que nous options pour l’élimination pure et simple de tous les cas d’hypallage. Quel argument pourrions-nous invoquer pour justifier une attitude aussi radicale? La mauvaise construction du syntagme et son manque de transparence, pourrions-nous dire. Voyons ce qu’il en est réellement.

Qu’a donc de sportif la compétition, que n’a pas la blessure sportive, la médecine sportive ni le centre sportif, pour qu’on puisse la dire sportive sans hésitation? Qu’a donc d’oral l’expression orale, que n’a pas l’hypoglycémiant oral? Qu’a donc de sucré la solution sucrée que n’a pas le diabète sucré? Qu’ont donc de sanguin les éléments sanguins que n’ont pas les vaisseaux sanguins? Et l’on pourrait continuer ainsi ad nauseam. La réponse : UN RAPPORT DIRECT. C’est d’ailleurs l’absence de rapport direct qui fait sourciller le lecteur, qui l’amène à dire que le syntagme est mal construit et, par conséquent, à bannir.

Les médecins, qui y recourent abondamment1, écriraient donc mal! Voilà une idée qui a été véhiculée et qui l’est encore aujourd’hui, mais qui demande à être nuancée. D’abord, il faut bien le reconnaître, le rapport entre l’adjectif et le nom, dans les cas mentionnés, n’est pas direct. Mais est-ce si mal, est-ce si rare? Quiconque prête une oreille attentive à ce qui se dit ou jette un œil inquisiteur sur ce qui s’écrit sera surpris des trouvailles qu’il pourra y faire. Ne trouve-t-on pas dans le dictionnaire les termes suivants : place assise, zone franche, blessé grave, médaillé olympique, assisté social, région ou chronique gourmande, centrale ou guerre nucléaire, pour n’en nommer que quelques-uns? En aucun cas, il n’est fait mention d’une mauvaise construction, même si le rapport n’est pas direct. En effet, qu’a de nucléaire la guerre? Le fait qu’elle utilise des armes nucléaires? Une telle réponse ne fait que déplacer le problème, car qu’ont de nucléaire les armes? Le fait qu’elles utilisent l’énergie nucléaire? Mais qu’a de nucléaire l’énergie? Précisément le fait que ce soit l’énergie du noyau. Voilà enfin le substantif auquel l’adjectif se rapporte DIRECTEMENT*. La langue générale fait donc appel à l’hypallage sans pour autant prononcer l’anathème contre ce type de construction. Elle n’y recourt pas de façon abusive, certes, mais elle ne se gêne pas. Le phénomène est encore actuel. Non seulement se tenait en juillet la finale masculine du tournoi de Wimbledon, mais on annonçait l’arrivée sur le marché d’une pilule contraceptive masculine.

Le syntagme manque de transparence, disions-nous. Il ne se laisse pas appréhender à la première lecture. Soit. La question est alors de savoir pour qui le syntagme manque de transparence. La réponse est fort simple : pour celui qui ne connaît pas le domaine. Tous savent ce qu’est un médaillé olympique, une finale masculine, un vaisseau sanguin, un canal biliaire, une traductrice médicale. Pourquoi ces termes sont-ils en apparence « transparents » – personne ne se demande ce qu’ils signifient – même si le rapport entre le substantif et l’adjectif n’est pas direct? Simplement parce que tous font partie des connaissances générales du lecteur. Il n’y a rien d’assuré, par contre, que l’on pourrait définir « sexe nucléaire », « hystérectomie vaginale », « fièvre prétibiale », « agglutinines froides ». Pourquoi? Simplement parce que ces termes ne font pas partie du bagage notionnel de tout un chacun. Une technicienne en hématologie ne se pose pas de question sur le sens de « agglutinines froides ». Le médecin ne sait fort probablement pas que l’adjectif vaginal n’est pas utilisé de la même façon dans « infection vaginale » que dans « hystérectomie vaginale », sans pour autant que le sens de ces deux termes ne lui échappe. Pour lui, ils sont lourds de sens. Il en est de même du statisticien qui parle de « tonne kilométrique » ou du sociologue, qui traite de la « famille nucléaire », mais qui n’y connaît fort probablement rien au « sexe nucléaire ».

Faudrait-il en conclure qu’aucun spécialiste ne sait écrire parce que, dans son discours, il utilise des constructions en hypallage? Dire oui serait plutôt embarrassant, vu que la langue générale y a recours. Il faut donc dire non, mais… Mais pourquoi les médecins, entre autres, y recourent-ils si fréquemment? La réponse est fort simple bien que déroutante : pour faciliter la communication.

Comment un terme apparemment mal construit peut-il jouer ce rôle, quand le reproche que nous lui faisons est précisément de n’être pas transparent? Faciliter la communication signifie faire savoir à son interlocuteur, en peu de mots, ce dont on parle. Parler des « inhibiteurs du fonctionnement des canaux par où doivent passer les ions calcium » pour désigner une classe de médicaments n’est pas, nous en conviendrons tous, très pratique. Le médecin désigne cette classe de médicaments par « inhibiteur calcique ». Dans la bouche du médecin, ce terme est lourd de sens et il ne lui pose aucun problème de compréhension. Il ne faut pas oublier que, selon Auger (voir Kocourek2), il existerait une longueur maximale pour qu’un syntagme lexical reste « fonctionnel dans la communication ». Les spécialistes de la langue parlent alors de « maniabilité syntagmatique ».

Si le locuteur refusait de recourir à l’hypallage, il jetterait, fort probablement, son dévolu sur un autre moyen de dire beaucoup en peu de mots : la siglaison (SIDA, pour syndrome d’immunodéficience acquise; LDH, pour lacticodéshydrogénase; ADN, pour acide désoxyribonucléique). Le sigle est-il plus transparent qu’une construction en hypallage? Certainement pas. Faudrait-il en plus bannir les sigles…?

Si le phénomène d’économie dans l’expression apparaît dans les langues de spécialité, ce n’est pas un hasard. Elles suivent en cela la langue générale. Dans toute conversation, nous ne répétons pas inutilement ce que notre interlocuteur sait déjà. Nous l’omettons, sachant fort bien que notre message, même écourté (au même titre, pourrions-nous dire, qu’une construction en hypallage) va être saisi par notre interlocuteur, mais pas nécessairement par un intrus (ce que serait, pourrions-nous dire, le traducteur dans le domaine médical). Il n’est pas nécessaire de préciser à un Montréalais que l’International Benson & Hedges est un festival international de feux d’artifice. Pour lui, la formulation est transparente, mais pas pour un Belge.

Si la construction en hypallage facilite la communication, ce n’est qu’entre gens qui savent de quoi ils parlent. La langue n’est-elle pas système d’expression et de communication commun à un groupe social? Au même titre que la langue française est la langue d’une collectivité particulière, pourquoi la langue médicale ne serait-elle pas celle des médecins**, ceux-là même qui créent ces termes et les utilisent quotidiennement – et uniquement – dans leur profession?

Le manque de transparence, qu’on a tenté d’invoquer pour condamner les constructions en hypallage, n’est donc pas une caractéristique du terme, mais bien un problème du lecteur, à savoir son manque de familiarisation avec le domaine en question, ou mieux avec la langue en question***. Nous, traducteurs, sommes tout simplement l’intrus qui s’immisce dans la communication entre médecins. Nous devons donc dans l’exercice de notre profession emprunter leur langue le temps d’une traduction3.

L’hypallage n’est donc pas le mal qui répand la terreur; c’est plutôt un moyen de simplifier la communication, moyen qu’utilise aussi bien la langue générale que la langue médicale. Elle y joue un rôle important; elle n’a donc rien de répréhensible, en soi. Nous verrons toutefois dans le prochain numéro qu’elle n’est pas sans danger.

(Suite au prochain numéro.)

  • Retour à la remarque 1* Cela ne se rapproche-t-il pas du terme « inhibiteurs calciques », ces produits qui inhibent le fonctionnement des canaux calciques, canaux qui n’ont, soit dit en passant, rien de calcique, car ils ne sont pas faits de calcium? Ces canaux, qui sont des réalités non pas anatomiques, mais uniquement physiologiques, permettent le passage des ions calciques (!) (à noter que le chimiste parle plutôt d’ions calcium). Le rapport entre inhibiteur et calcique est donc, ici aussi, loin d’être direct.
  • Retour à la remarque 2** La langue de spécialité est celle qu’utilisent les spécialistes quand ils échangent entre eux, et non celle qu’ils utilisent quand ils parlent à leurs patients.
  • Retour à la remarque 3*** Peut-être faudrait-il considérer la langue médicale comme une langue étrangère, qu’il faut apprendre. Le francophone s’étonne certes d’entendre l’anglophone dire : I missed you, quand il veut dire que l’autre lui a manqué. Pourtant personne n’osera dire que l’anglophone parle mal. C’est sa façon à lui de dire sa réalité.

Références

  • Retour à la note1 Rouleau, M., La traduction médicale. Une approche méthodique, Brossard, Linguatech, 1994, p. 192-197.
  • Retour à la note2 Kocourek, R., La langue française de la technique et de la science, 2e édition, Wiesbaden, Brandstetter, 1991, p. 140.
  • Retour à la note3 Rouleau, M., « La langue médicale : une langue de spécialité à emprunter le temps d’une traduction », TTR, volume 8,  2, 1995, p. 29-40.