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Mots de tête : « en charge de »

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité langagière, volume 8, numéro 1, 2011, page 8)

Les multinationales ne sont en charge d’aucun destin.
(René-Victor Pilhes, Playboy, juillet 1976)

S’il est une expression sur laquelle les défenseurs et autres amoureux de la langue s’entendent – pour la condamner –, c’est bien « en charge de ». D’abord, parce qu’il n’y a pas à s’y tromper : elle ressemble comme deux gouttes d’eau à sa mère anglaise, et ensuite, parce qu’elle ne figure pas dans les dictionnaires.

Condamnée1 chez nous depuis 75 ans, cela fait plus d’un siècle que nous l’employons. Dans une très belle biographie d’Olivar Asselin, l’auteure cite un article du sénateur-journaliste Hector Fabre*, paru le 30 août 1876 : « M. Risule [sic] Asselin, marguiller [sic] en charge de la paroisse de St. Hilarion2 ». Les « sic » sont de la biographe, qui emploie elle-même « en charge de », sans guillemets. Le marguillier en question, vous l’avez deviné, est le père d’Olivar. Une dizaine d’années plus tard, l’abbé Napoléon Caron3 parlera lui aussi d’un marguillier, celui « en charge de Sainte-Flore ».

Il y a ensuite un trou de cinquante ans dans mes fiches. On se retrouve ainsi en 1941. En voyage en France, Paul Péladeau4, pour sortir de Paris, doit obtenir un sauf-conduit du « général en charge du Bureau central de la circulation ». C’est la guerre… Trois autres sources de la même époque : une romancière-traductrice, Hélène J. Gagnon5 (1944), et deux romanciers, Harry Bernard6 (1953) et Maurice de Goumois7 (1954). Depuis, plus personne ne s’en prive. Ce qui donne maintes occasions aux défenseurs de la langue de monter au créneau, et autant d’heures de lecture aux amateurs de querelles langagières (dont je suis).

Mais qu’en est-il du côté de l’Hexagone? Là-bas, on s’adonnera à ce vice plusieurs décennies après nous. Et le premier pécheur serait nul autre qu’un grand thomiste, le philosophe Étienne Gilson. Indirectement mêlé à une querelle franco-québécoise, il écrit en 1946 : « nous n’avons pas changé cette possession en dette pour les [c’est nous] avoir laissés seuls en charge de ces biens ». Certes, c’est un auteur québécois, Robert Charbonneau8, qui le cite, mais il n’y a pas lieu de croire qu’il lui aurait glissé cet anglicisme sous la plume…

Tout comme nous, nos cousins mettront du temps à réagir à l’intrusion de cet « étranger dans la cité ». Presque quarante ans. C’est un ingénieur général des Mines qui s’avisera de donner l’alarme : « Cet emploi de en charge de semble se répandre dangereusement. Réagissons9. » L’année suivante, un inspecteur général honoraire de Gaz de France monte à l’assaut à son tour et en fait un élément d’un Petit lexique du français des pédants10. Et la même année, un grand chroniqueur économique du Monde ajoute son grain de sel : « On retrouve aujourd’hui cet inutile anglicisme qui est en voie de se substituer au plus simple "chargé de" […] jusque dans les documents administratifs et sur les cartes de visite des cadres dirigeants de grandes entreprises nationalisées guère plus soucieuses que les autres du beau langage11. » Enfin, toujours dans la revue DLF, une collaboratrice fait écho à l’exemple de Perret en le classant parmi les mots à la mode12.

Mais ce n’est que vingt ans plus tard qu’on trouvera une condamnation « officielle », si je puis dire. Et c’est d’ailleurs la seule que j’ai trouvée. Elle est d’un ancien inspecteur général du ministère de l’Éducation nationale13. Certes, le fait que les dictionnaires bilingues ne traduisent pas « to be in charge of » par notre tournure est une forme de censure, mais on ne voit pas de levée de boucliers comme chez nous, où au moins seize ouvrages condamnent ce calque.

Mais restons en France. Où l’on verra que le mauvais exemple de Gilson a été suivi par de bons auteurs. Commençons par le grand déboulonneur de Mao, le sinologue Simon Leys14, dont l’exemple rappelle celui de Fabre : « Deux prêtres chinois sont en charge de cette église. » Chronologiquement, mon prochain exemple est celui en exergue, d’un écrivain quelque peu oublié aujourd’hui. (Vous aurez deviné que c’est un collègue qui me l’a fourni… le Playboy n’étant pas ma lecture de chevet.)

L’exemple qui suit devrait me racheter à vos yeux, puisqu’il est d’un haut fonctionnaire responsable des affaires culturelles : « les forces politiques en charge du pouvoir15 ». Et le suivant est du grand folkloriste breton, Pierre-Jakez Hélias16 : « l’auteur, mis en charge des émissions en langue bretonne à la radio en 1946 ». Autre source de tout repos, un roman japonais inspiré de la vie de Confucius : « le Maître est promu garde des Sceaux, ce qui le met en charge de la justice et de la police de l’État de Lu17 ». Je me contenterai de signaler trois autres auteurs, Pierre Sansot18, Laure Murat (Passage de l’Odéon, 2003) et Anne Nivat (Chienne de guerre, 2000), qui l’emploie une douzaine de fois.

Je pourrais citer encore plusieurs fauteurs : Jack Lang (1979), Jean-Francis Held (1980), Joseph Rovan (1987), deux grands journalistes du Monde, Philippe Boucher et Bruno Frappat (1987). Mais la cerise sur le gâteau, c’est l’exemple de Bertrand Poirot-Delpech. Il l’emploie – tenez-vous bien – dans son discours de réception à l’Académie : « c’est que vous vous sentez moins en charge de vos renommées personnelles » (Le Monde, févr. 1987). On aurait pu s’attendre à ce que ses nouveaux confrères lui signalent gentiment sa bourde, mais ça n’a pas dû être le cas, puisqu’il récidive quelques mois plus tard : « ce professeur de cheval se croit en charge d’un certain ordre » (Le Monde, août 1987). Si même un académicien peut se permettre un tel laxisme, sans qu’on le semonce, où allons-nous? Je vous le demande.

Et que font les dictionnaires? me demandez-vous à votre tour. Les Québécois diraient qu’ils dorment au gaz (ou qu’ils se sont endormis sur le rôti, si vous préférez). Mais pas tous. On trouve cette curiosité dans le Hachette-Oxford de 1994 : « responsable (personne en charge) – (gén) person in charge ». Mais ce n’est que depuis deux ou trois ans que le Petit Robert l’enregistre, et avec l’étiquette « emploi critiqué ». Quant au Robert-Collins, dans sa toute dernière édition (2010), on en trouve deux exemples dans la partie français-anglais, sans mention aucune.

En terminant, j’ai bien envie de vous poser une bizarre de question : Et si ce n’était pas un anglicisme? Je sais, je sais, la ressemblance ne permet pas le doute. Et tout le monde est d’accord. Mais comment expliquer alors que nous l’employions déjà à l’époque de la Nouvelle-France? Ayant eu la curiosité de consulter le Trésor de la langue française au Québec en ligne, quelle ne fut pas ma surprise de tomber sur ces deux exemples : « Je marguillier de la paroisse de notre dame de quebec, et en charge de l’Église succursale de la basse ville… » et « Je Marguillier en charge de l’Église de la basse ville…  ». Le premier est de 1727, et le second, de 1729… Nous étions déjà contaminés par l’anglais il y a presque trois cents ans?

Ou s’agirait-il d’un emploi différent? Le sens d’« en fonction », « en exercice »? Si on peut entrer en charge (Académie), on doit pouvoir être en charge. Il s’agirait donc du marguillier « en exercice » de l’église et non pas du marguillier « en charge de » l’église? Vous me direz que c’est peut-être un peu tiré par les cheveux, mais ces exemples permettent en tout cas de relativiser l’importance du calque. Car on a pu simplement passer d’« en charge » à « en charge de », ce qui ne demande pas beaucoup d’imagination.

Aujourd’hui, on va encore plus loin. On fait suivre la tournure d’un infinitif : « ceux qui sont en charge d’assurer la direction d’une société ». Non, non, ce n’est pas un exemple québécois. C’est nul autre que François Mitterrand qui s’exprime ainsi… en 1987. Combien d’années faudra-t-il aux dictionnaires pour enregistrer cet usage? On cherche encore en vain « en plus de » suivi d’un infinitif – auquel j’ai consacré un « Mots de tête » il y a un quart de siècle.

Remarque

Retour à la remarque 1* Le même mécréant qui m’a fourni un exemple de « sous l’impression de ». Voir L’Actualité langagière de septembre 2010.

Notes