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Les subtilités de la politesse

Serge Lortie
(L’Actualité terminologique, volume 20, numéro 4, 1987, page 5)

(1) « With respect »

With respect, I am unable to agree with McIntyre J.’s decision that the Tribunal erred in law in its interpretation of […] Bhinder c. CN – Cour suprême du Canada – [1985] 2 R.C.S. 561, à la p. 567.

Employée dans les décisions judiciaires par souci d’atténuer ce qu’une affirmation pourrait avoir de trop brusque, l’expression with respect et ses variantes (respectfully, with due respect, with all respect), soulèvent certaines difficultés de traduction à en juger par la pauvreté des locutions utilisées pour les rendre en français.

Les décisions de la Cour suprême usent systématiquement, semble-t-il, de l’expression avec égards. Or, je ne suis pas parvenu à relever, en dehors des arrêts de cette cour, d’exemple d’utilisation de cette expression comme formule de politesse. La prudence commanderait donc d’éviter cette tournure.

Il arrive aussi que la formule qui nous intéresse soit rendue par avec respect.

Utilisée ainsi, sans complément d’aucune sorte, cette formule me paraît un peu étrange. Il faudrait, à mon sens, y ajouter quelque chose pour que cela ressemble davantage à du français moderne. Car ce n’est que dans les textes anciens qu’on relève pareille tournure :

« Pardonnez-moi si, avec tout respect, je demeure navré de ce qui regarde le sacre » Saint-Simon. – Mémoires.

On trouve également en toute déférence. Cette expression a la faveur des responsables de la version française des décisions de la Cour fédérale du Canada. Elle est en soi tout à fait correcte, même si dans bien des cas il est permis de s’interroger sur l’utilité réelle de son emploi.

Selon que l’on pense qu’il faut traduire with respect en suivant scrupuleusement l’anglais, en le suivant de moins près ou en s’en éloignant radicalement, trois approches sont envisageables pour rendre en français l’expression en cause.

Première solution : la littéralité

Partons tout d’abord de l’hypothèse qu’il y a lieu de traduire cette expression en se conformant d’aussi près que possible à l’anglais. Les équivalents possibles de l’exemple placé en exergue du présent article seraient alors les suivants :

Avec tout le respect que je dois au juge McIntyre, je ne crois pas que le tribunal ait commis d’erreur de droit en décidant que […].

Sauf le respect que je dois au juge McIntyre, je ne crois pas que le tribunal ait fait une application inexacte de la loi lorsqu’il a statué que […].

J’espère ne pas m’écarter du profond respect que je dois au juge McIntyre en affirmant que le tribunal n’a commis aucune erreur de droit en statuant que […].

En toute déférence pour l’opinion du juge McIntyre, je ne crois pas que le tribunal ait en l’occurrence violé les principes juridiques qui gouvernent le sujet lorsqu’il a décidé que […].

Avec toute la déférence qui s’impose, je ne crois pas que le tribunal se soit écarté des règles de droit applicables en la matière pour juger que […].

Le respect dû à l’opinion du juge McIntyre ne m’empêche pas de penser que c’est à bon droit que le tribunal dont la décision est frappée d’appel a statué que […].

Le juge McIntyre a décidé que le tribunal avait commis une erreur de droit. Toute révérence gardée, je ne crois pas que le tribunal ait faussement interprété la loi pour en arriver à la conclusion que […].

Ce n’est pas irrévérence de notre part envers le juge McIntyre que de penser que, contrairement à ce qu’il en a décidé, le tribunal ne s’est nullement mépris sur le sens des principes applicables en l’occurrence […].

Deuxième solution : l’adaptation inspirée

La deuxième possibilité consiste à s’écarter davantage de l’anglais en renonçant aux termes trop explicites du genre « respect » ou « révérence », mais en témoignant toujours d’une déférence exprimée avec insistance. L’expression dont il est ici question peut alors notamment se rendre des façons qui suivent :

Oserais-je faire observer que le tribunal, contrairement à ce qu’estime le juge McIntyre, n’a commis aucune erreur de droit en statuant que […].
[Variantes : « Je pourrais faire observer que »; « Je ferai observer que »; « Il convient d’observer que »]

On me pardonnera de ne pas être d’accord avec le juge McIntyre lorsqu’il affirme que le tribunal a commis une erreur de droit en décidant que […].
[Variante : « Que l’on me pardonne de ne pas »]

Il est permis de ne pas partager l’opinion du juge McIntyre, selon lequel le tribunal aurait […].

Ce n’est faire nulle injure au juge McIntyre que de ne pas souscrire au raisonnement qui l’amène à décider que le tribunal a statué à tort que […].

Le juge McIntyre a décidé que […]. Il n’est pas désobligeant d’avoir sur le sujet une opinion différente.

Le juge McIntyre a statué que […]. Cette opinion du juge, nous osons le lui dire, est contraire aux principes qui régissent la matière.

Le juge McIntyre a statué que […]. Il souffrira que nous n’admettions pas cette solution.

En toute confraternité, il nous semble impossible de nous ranger à la décision du juge McIntyre, selon laquelle […].

Troisième solution : le laconisme

Je trouve généralement très agaçantes les traductions explicites de l’expression with respect, quelles qu’elles soient. La formule with respect servant presque toujours à introduire une phrase qui énonce un désaccord avec l’opinion de la personne à l’égard de laquelle on prétend éprouver une incommensurable déférence, elle me paraît, ainsi rendue, se rapprocher davantage de la raillerie que du respect. Sans vouloir faire offense à ceux qui ont cru devoir s’aligner sur l’anglais, il ne me semble donc pas interdit d’avancer l’idée qu’il vaudrait mieux ne pas traduire l’expression en cause, ou du moins la rendre par des moyens plus subtils. Il suffit en effet, pour exprimer de façon un peu moins directe une chose qui semble devoir heurter quelqu’un, d’utiliser le conditionnel ou des tournures comme à mon sens ou il ne me paraît pas possible de, ainsi qu’en témoignent les exemples donnés plus bas.

Le fait qu’une expression formée avec le terme « déférence » ait donné lieu à procès en France1 constitue du reste une preuve de l’ambiguïté de ce type de tournures. En effet, il a été jugé en 1977 que c’était à tort qu’un conseil de discipline avait considéré comme fautive la formule employée par un avocat à l’égard de son bâtonnier : « Avec la déférence que je dois à votre titre ». Cette expression, a-t-il été statué, ne constituait ni une impertinence inadmissible, ni une insolence vis-à-vis du bâtonnier, la déférence de cet avocat se limitant au seul titre de bâtonnier.

L’avocat a donc en l’occurrence échappé de justesse à des sanctions : il eût suffi qu’il dise « avec la déférence que je vous dois » pour que la peine disciplinaire soit maintenue. D’ailleurs, dans une autre affaire présentée la même année, un avocat avait écrit à son bâtonnier pour lui présenter, « avec la déférence [qu’il devait] à son titre, les remarques suivantes… ». Ceci a été jugé représenter une faute disciplinaire, car cette phrase laisse entendre que le signataire, de par la distinction qu’il opère entre le titre et la personne qui en est revêtu, visait aussi le titulaire de la fonction, ce qui démontrait un manque de tact, de scrupules et de finesse. Ces deux décisions permettent de voir que les expressions qui nous intéressent blessent facilement les susceptibilités. C’est que la connotation irrévérencieuse des formules considérées n’échappe pas aux juristes européens.

Je préconise donc fortement, chacun l’aura compris, l’abandon dans les textes juridiques des formules de politesse trop explicites. Celles-ci ne font que brouiller un message déjà suffisamment difficile à comprendre. Elles m’apparaissent, en outre, tout à fait inopportunes eu égard au niveau de langue qu’il y a lieu d’employer en l’occurrence.

Dans l’exemple retenu pour les fins de cet article, la solution que je recommande donnerait ceci :

Le juge McIntyre a statué que […]. Je ne saurais souscrire à cette opinion.

Le juge McIntyre a statué que […]. Il ne nous paraît pas possible de partager cette manière de voir.

À mon sens, et contrairement à ce qu’a décidé le juge McIntyre, le tribunal n’a nullement commis d’erreur de droit en estimant que […].

J’estime que c’est par une interprétation inexacte des règles régissant la matière que le juge McIntyre a décidé que […].

Le juge McIntyre a statué que […]. Cette opinion nous semble procéder d’une interprétation erronée des principes applicables en la matière.

Le juge McIntyre a statué que […]. Je n’accepte pas cette interprétation des dispositions applicables en l’espèce.

Le juge McIntyre a statué que […]. Sa décision sur ce point ne saurait recevoir notre approbation.

Le juge McIntyre a statué que […]. Nous nous trouvons malheureusement dans l’obligation d’exprimer notre désaccord avec lui à cet égard.

Le juge McIntyre a décidé que […]. Cette solution nous paraît devoir être écartée.

Le juge McIntyre a statué que […]. Nous ne pouvons admettre cette solution.

Il faut regretter la position prise par le juge McIntyre, qui a cru devoir statuer que […].

Cette économie de termes me semble davantage en accord avec la retenue dont la justice ne doit jamais se départir.

NOTE

  • Retour à la note1 Hamelin (Jacques); Damien (André). – Les règles de la nouvelle profession d’avocat. – Paris : Dalloz, 1981. – 4e édition. – p. 294-295.