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Non seulement ou le sujet attrapé par la queue

Jacques Desrosiers
(L’Actualité terminologique, volume 35, numéro 1, 2002, page 15)

La locution non seulement… mais fait toujours l’objet de quelque avertissement dans les ouvrages de langue. On nous rappelle que les deux termes mis en opposition doivent être placés de façon symétrique : ne dites pas Je l’ai non seulement revu, mais je lui ai parlé, dites plutôt Non seulement je l’ai revu, mais je lui ai parlé. Le manque de symétrie agace les linguistes, qui condamneraient cette phrase relevée dans un éditorial du Soir de Belgique : la méthode fonctionnelle […] donnait non seulement des résultats supérieurs en lecture, mais encore développait l’intelligence des enfants (28.1.2002). Cette « faute » me semble bien légère, du moins lorsque la syntaxe n’en souffre pas trop. Le lecteur rétablit la symétrie spontanément.

Ce qui frappe davantage dans les ouvrages, du moins quand on est Canadien, – et ce dont ils ne discutent pas comme si la chose allait de soi, – c’est que leurs exemples ne comportent jamais d’inversion du sujet, alors que chez nous non seulement est presque toujours suivi de l’inversion, tandis que chez les Européens elle est rare.

Comparons La Presse et le journal Le Monde. Au Canada : Non seulement voit-il plus clair que bien des reporters patentés, mais en plus, il a un don…1 Non seulement Mme Salerno appartenait-elle à l’une des sociétés les plus admirées aux États-Unis, mais en plus, Enron avait une conscience sociale2 Non seulement les manifestations qui ont eu lieu contre lui à Ottawa ont-elles été perçues comme des chasses aux sorcières…3 Même chose dans la publicité : Non seulement avons-nous amélioré la nouvelle Corolla…4 Et, il va sans dire, dans l’administration fédérale : Or, non seulement les gens changent-ils, mais les circonstances qui les ont amenés au Canada peuvent changer5.

Si quelques indécis évitent l’inversion à l’occasion, la majorité y recourent systématiquement, comme la chroniqueuse Lysiane Gagnon : Non seulement les contribuables paieront-ils deux fois plus cher la réserve d’antibiotiquesNon seulement a-t-il infligé à l’Alliance une cuisante défaite… Non seulement la fonction publique fédérale s’en est-elle trouvée métamorphosée, non seulement d’innombrables francophones ont-ils pu y faire carrière sans devoir raser les murs… Non seulement pense-t-elle à l’Internet, mais elle veut modifier la loi…6

On peut être tenté de penser qu’il y a deux camps, parce que certains quand même l’évitent, mais ce sont des exceptions : Non seulement cette culture ne les a pas séduits, mais…7 Dans la publicité d’un site Web sur des motoneiges : Non seulement nous fixons la cadence, nous tenons carrément l’accélérateur8. Dans le journal des étudiants de l’Université Laval : Non seulement la gestion inefficace ne s’est pas améliorée, mais l’administration universitaire pellette la facture dans la cour des étudiants9. Dans L’art de ponctuer10, Bernard Tanguay, pour illustrer comment placer les virgules autour de notre locution, donne l’exemple Ces soi-disant experts, non seulement je me méfie d’eux, mais…

De même pour un autre chroniqueur de La Presse, Pierre Foglia, qui l’évite systématiquement : Non seulement vous ne connaissez rien en athlétisme… Non seulement Ulrich n’a pas cédé un pouce… Non seulement il y a des pubs toutes les deux secondes… Non seulement on ne les félicite pas, mais on les culpabilise. Non seulement Pantani n’a pas dit merci, mais il s’est cloîtré… Non seulement je n’ai pas parlé des enfants atteints de paralysie cérébrale… Non seulement ce Tour s’annonçait excitant…11

En Europe, aucune inversion : Non seulement les capitaux n’entrent pas, mais ils ont tendance à sortir12. Non seulement l’Amérique est toujours en guerre, non seulement elle doit redresser son économie, mais elle est entrée dans une nouvelle période de son histoire13, tout comme Voltaire écrivait dans Candide, il y a deux siècles et demi : Non seulement nous vous défrayerons, mais nous ne souffrirons jamais qu’un homme comme vous manque d’argent. C’est le tour classique.

La locution est populaire des deux côtés de l’Atlantique. J’en ai relevé une bonne centaine d’occurrences dans quelques journaux de la deuxième quinzaine de janvier 2002 (La Presse, Le Devoir, Le Monde, Libération, Le Soir). Inversion ou non, il faut reconnaître toutefois que non seulement… mais n’est pas un trésor fabuleux du français : c’est une construction lourde, et on peut même y voir un cliché. Dans son vieux manuel de stylistique paru en 1927 et réimprimé régulièrement depuis, Émile Legrand donnait des trucs pour l’éviter, suggérant de remplacer Non seulement il a profané le temple, mais encore il l’a presque détruit, où il jugeait encombrante l’accumulation de particules, par Non content d’avoir profané le temple, il l’a presque détruit; ou encore d’écrire Bien loin de craindre la mort… au lieu de Non seulement il n’a pas craint la mort14.

Mais non seulement… mais reste la locution fétiche de ceux qui veulent nous convaincre de quelque chose. C’est pourquoi elle est employée à profusion par les intellectuels, les journalistes, tous ceux qui défendent des idées. Des écrivains, Victor Hugo par exemple, y recourent volontiers, mais en général elle est moins fréquente en littérature : une seule occurrence dans Madame Bovary, aucune dans Germinal, quelques-unes seulement dans Le Rouge et le Noir. Les philosophes, qui cherchent la vérité et qui la publicisent quand ils l’ont trouvée, l’affectionnent. L’un des premiers à écrire en français, René Descartes, l’emploie fréquemment dans ses concises Méditations, et notamment dans le passage où il veut prouver l’existence de Dieu : Non seulement je connais que je suis une chose imparfaite, incomplète, et dépendante d’autrui…51Pascal l’aimait bien aussi, elle apparaît dans deux paragraphes successifs des Pensées : Il est non seulement impossible, mais inutile de connaître Dieu sans Jésus-Christ […] Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais…16

C’est une locution qui sert à empiler des certitudes, par un procédé de gradation positive, où on vous fait grimper de vérité en vérité. La phrase qui suit non seulement sert de tremplin à celle qui suit mais : la certitude de la première est si grande qu’on peut même se permettre d’affirmer la deuxième de façon catégorique. On assène l’une comme une brique pour frayer le passage à l’autre. Dans l’esprit de celui qui emploie non seulement… mais, il n’y a pas une miette d’hésitation, de doute, d’interrogation. Si jamais vous avez deux choses à dire et que vous vouliez bien enfoncer le clou, employez non seulement… mais. Non seulement la première ne portera pas l’ombre d’un doute, mais la deuxième sera plus facile à faire avaler.

Mais aller placer au cœur de cette chaîne d’arguments un non seulement est-il, non seulement y a-t-il, non seulement le gouvernement pourra-t-il, c’est comme épingler une fioriture de dentelle sur un mur de béton.

L’ordre des mots obéit à des règles, qui diffèrent d’une langue à l’autre. En latin (d’où en passant nous vient notre locution : non solum… sed etiam), cet ordre était souple, les terminaisons des mots se chargeant de désigner à chacun sa fonction dans la phrase : pour dire que Pierre appelle Paul, on pouvait écrire Petrus Paulum vocat ou Paulum Petrus vocat. En Allemand, où l’inversion est fondamentale, on peut écrire : Ein grosser Dichter war Goethe (Goethe fut un grand poète).

Le français n’a pas cette souplesse. D’abord, les cas où l’inversion est obligatoire ne sont pas nombreux : elle l’est dans l’interrogation (Quelle heure est-il? Qui êtes-vous?), dans les incises (dit-il), après quelques mots comme le pronom tel ou l’adverbe encore (telle est ma décision, encore faut-il y penser), et dans certains tours particuliers (si grand soit-il, ainsi va la vie, vive la mariée). Ensuite, il y a les nombreux cas où elle est possible, mais où elle reste une affaire de style, de choix que l’on fait à l’occasion pour la clarté, pour l’harmonie de la phrase, pour des effets émotionnels, pour être plus expressif, pour mettre en valeur un mot.

Ainsi on inverse souvent le sujet après des adverbes qui expriment l’incertitude, la restriction ou la concession, comme peut-être, sans doute (sans doute est-il trop tard), à peine (à peine était-il levé que…), du moins, du reste, etc. Robert Le Bidois a expliqué l’inversion après de tels adverbes par la « mélodie interrogative »17 des phrases qu’ils introduisent ou par le fait qu’elles ont un sens inachevé. Après des adverbes logiques ou de temps, l’inversion soude la phrase à celle qui précède (aussi est-il clair que, et puis arriva le 11 septembre). Elle sert à mettre le sujet en relief comme dans cette phrase souvent citée de Gide : Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu’écrit la raison, qui se termine par les mots les plus importants. Même phénomène dans des tournures comme Sont passibles de l’impôt… ou Seule compte l’intention, et celles commençant par des adverbes de lieu (À côté de moi était assise, croyez-le ou non, la femme du ministre). Après certains compléments, l’inversion permet de mieux suivre le mouvement de la pensée (Dans cette politique figurent trois grands changements). Elle apparaît aussi dans de nombreuses subordonnées et constructions plus complexes (tandis que s’achevait le dîner, pour que règne la paix, le voudrait-elle que…). La thèse fondamentale de Le Bidois dans son ouvrage est que l’inversion a chaque fois une raison d’être : elle n’est jamais gratuite. Quand il n’y a aucune raison d’inverser, comme après les adverbes de manière, l’usage ne le fait pas (Lentement s’est-il rendu au travail).

Notez bien, encore une fois, que presque dans tous les cas mentionnés l’inversion reste facultative : on peut écrire sans doute il est trop tard, à peine il était levé, aussi il est clair que, trois grands changements figurent dans cette politique, l’intention seule compteetc. En dehors des quelques cas obligatoires, on peut écrire en français toute sa vie sans jamais inverser le sujet. En fait, l’inversion doit rester exceptionnelle, car dès qu’elle devient un procédé mécanique, elle perd son pouvoir expressif18. Il n’est donc pas normal de toujours la pratiquer après non seulement, comme si elle était obligatoire, comme si elle était un fait de langue. Or c’est bien ce que font ceux qui semblent être tombés dedans quand ils étaient petits.

À vrai dire, l’inversion après non seulement est souvent maladroite. Imagine-t-on un Non seulement Ulrich n’a-t-il pas cédé…? La phrase sonnerait faux. On dirait bien pourtant : Peut-être Ulrich n’a-t-il pas cédé… De façon générale, l’inversion est souvent perçue comme affectée, même quand son emploi est justifié, et c’est bien pourquoi, pour prendre deux extrêmes, elle est courante dans le registre littéraire (dans un boisé chantait une mésange…), tandis qu’on répugne à inverser dans la langue parlée (d’où notre célèbre Tu veux-tu?, et de même on dit instinctivement : Il est quelle heure?). Après non seulement, cela va de soi en France. Alain Prost, l’ex-directeur d’une écurie de Formule 1, dans une entrevue : Non seulement je n’ai pas vu le moindre dollar, mais en plus ils m’ont causé bien des problèmes19. Mais même au Canada, je n’ai jamais entendu un non seulement suivi de l’inversion. Celle-ci ferait très « recherché », ce qui rend sa présence dans notre langue écrite un peu cocasse, d’autant plus que notre langue est en général moins formelle que le français européen.

Pourquoi le français d’ici se paye-t-il cette fantaisie, sinon par calque de l’anglais? Car l’inversion après non seulement n’est rien d’autre, à mon avis, qu’une mauvaise habitude : de l’anglais carrément installé dans le français. L’inversion, on le sait, est obligatoire après not only : Not only does she play well, but also she sings well. On ne peut écrire, ni dire, en anglais :Not only she plays well, but also she sings well.

Monsieur Jourdain, dans le Bourgeois gentilhomme (acte II, sc. IV), après avoir découvert avec ravissement qu’il faisait de la prose, est resté convaincu qu’il pouvait dire indifféremment Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour, ou D’amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux yeux, ou Mourir vos beaux yeux, belle Marquise, d’amour me font. On peut bien inverser à qui mieux mieux, en faisant fi du meilleur usage européen et de la démarche naturelle du français. Mais l’ordre des mots en français est assez strict. Il n’y a pas cinquante-six façons de dire que la cafetière est sur la table.

NOTES

  • Retour à la note1 Louise Cousineau, La Presse, 3.1.2002.
  • Retour à la note2 Agnès Gruda, La Presse, 19.1.2002.
  • Retour à la note3 Gilles Toupin, La Presse, 1.2.2002.
  • Retour à la note4 Annonce de Toyota dans La Presse, 15.2.2002.
  • Retour à la note5 Document de Citoyenneté et Immigration Canada à : www.cic.gc.ca/francais/ministere/politique/gcrl/fintro.html.
  • Retour à la note6 Respectivement, 25.10.2001, 28.11.2000, 30.9.2000, 11.5.2000.
  • Retour à la note7 Mario Roy, La Presse, 5.1.2002, traduisant un texte de Francis Fukuyama paru dans Newsweek.
  • Retour à la note8 www.arctic-cat.com/pdf/snow2002/snow_4stroke_french.pdf.
  • Retour à la note9 Impact Campus, 29.1.2002.
  • Retour à la note10 Montréal, Québec Amérique, 2000, p. 40.
  • Retour à la note11 Respectivement, 7.8.2001, 11.7.2001, 20.2.2001, 21.12.2000, 19.7.2000, 15.6.2000, 18.7.2000.
  • Retour à la note12 Fabienne Pompey, Le Monde, 25.1.2002.
  • Retour à la note13 Patrick Jarreau, Le Monde, 31.1.2002.
  • Retour à la note14 Méthode de stylistique française à l’usage des élèves, Paris, J. de Gigord, 1927, et Stylistique française : livre du maître, même éditeur, 1955.
  • Retour à la note15 Troisième méditation dans œuvres et lettres, Paris, Gallimard, 1953, coll. « Pléiade », p. 300. La locution revient deux fois dans la même longue phrase.
  • Retour à la note16 Pensées, édition de 1670, § 728-729, dans œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1954, coll. « Pléiade », p. 1309-1310.
  • Retour à la note17 Robert Le Bidois, L’inversion du sujet dans la prose contemporaine (1900-1950), Paris, Éditions d’Artrey, 1952, p. 354.
  • Retour à la note18 Comme le soulignait René Georgin dans La prose d’aujourd’hui, Paris, Éditions André Bonne, 1956, p. 158.
  • Retour à la note19 Le Figaro, 31.1.2002.