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Mots de tête : « loose cannon »

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité terminologique, volume 31, numéro 4, 1998, page 15)

He’s not a loose cannon, but he’s not politically
careful the way most politicians are

(Globe and Mail, 20.4.85)

On imagine sans peine les dégâts qu’un loose cannon pouvait causer sur le pont d’un bâtiment de guerre. Victor Hugo l’évoque à sa manière : « Un canon qui casse son amarre devient brusquement on ne sait quelle bête surnaturelle. » Mais ce qu’on s’explique moins facilement, c’est que les anglophones aient mis plus de cent ans pour passer du sens propre au sens figuré. Sauf erreur, ce phénomène a dû disparaître avec la fin de la marine de guerre à voile. Dans les années 1850, par là. Et pourtant, ce n’est qu’en 1985 que j’ai noté l’expression pour la première fois.

De leur côté, les dictionnaires n’ont pas eu l’air pressés de l’enregistrer. Jusqu’à plus ample informé, le premier à le faire est le Webster’s Ninth New Collegiate Dictionary, paru en 1989, qui date l’expression de 1982. Il sera suivi en 1991 d’un dictionnaire bilingue, le petit Harrap’s, et deux ans plus tard, du Harrap’s Chambers. En 1995 et en 1997, le Collins Cobuild English Dictionary et le Canadian Dictionary of the English Language emboîteront le pas. S’ils donnent tous à peu près le même sens, le Cobuild propose une explication plus élaborée : « If you say that someone is a loose cannon, you mean that they behave in an independent, headstrong way and nobody can predict what they are going to do. »

Ce qui correspond bien à la traduction du Harrap’s : « he’s a loose cannon  –on ne sait pas trop ce qu’il va faire ». Le même exemple est repris dans l’édition de 1996. Étonnamment, le Hachette Oxford et le Larousse bilingue, parus en 1994 et 1995, l’ignorent. Même le « super senior » de Robert et Collins (1996) est muet. Il faudra attendre la cinquième édition –elle sort tout juste des presses –, qui propose comme équivalent… « franc-tireur ». C’est tout. Pas d’exemple ni d’explication.

Vous conviendrez avec moi que c’est un peu court. Et je ne suis pas sûr que ce soit très juste. Car le terme anglais est péjoratif, comme le confirme la définition du nouveau Canadian Oxford Dictionary (1998) : « a reckless person or thing causing unintentional and misdirected damage » (c’est moi qui souligne). On ne retrouve pas cette nuance en français : d’après le Petit Robert, le franc-tireur est « celui qui mène une action indépendante, isolée, n’observe pas la discipline d’un groupe ». Mais sans nécessairement faire courir de risques au groupe.

Certes, il y a un certain recoupement, de sorte que dans le bon contexte la traduction pourrait faire l’affaire. Par ailleurs, le Larousse bilingue traduit « franc-tireur » par maverick. Ce qui fait bien ressortir la différence entre loose cannon et « franc-tireur ». Le maverick est un « independent individual who does not go along with a group or party ». Chez le maverick et le franc-tireur, ce comportement est voulu. Ce qui ne me paraît pas être le cas du loose cannon. C’est à son corps défendant qu’on le qualifie de la sorte. Il rejetterait ce qualificatif que ça ne m’étonnerait pas.

Quoi qu’il en soit, comme c’est tout ce que les dictionnaires nous proposent, il faudra chercher ailleurs.

J’ai rencontré dans un ouvrage de 1937 une expression qui me paraît bien rendre l’idée du canon qui a rompu son amarre :

Un régime dictatorial, c’est une voiture sans freins1.

C’est presque la même idée que comporte l’exemple suivant :

[…] au moment où une voiture folle arrive sur vous2.

Chez nous, on retrouve aussi cette idée de folie. Le Devoir coiffe un article du titre : « Pour stopper le train fou », alors que l’auteur parle de « train affolé » :

Il n’y a pas 36 façons d’arrêter le train affolé de la « ronde du Canada »3.

La directrice de ce journal, quant à elle, semble préférer « tireur fou » :

Pour l’excommunier, ses adversaires ont préféré le peindre en tireur fou qui sèmerait le chaos en chambre4.

Deux ans plus tard, elle utilisera la même image, disant d’un ministre qu’il joue au « tireur fou5 ». À tout prendre, un « tireur fou » est à peu près aussi dangereux qu’un loose cannon. Mais dans le même contexte, Lise Bissonnette parlera aussi de « danger public » :

Ce ministre est un danger public6.

Pour des gens qu’on suppose à l’affût des derniers mots à la mode, nos journalistes ont mis pas mal de temps à s’approprier l’expression anglaise. Lysiane Gagnon serait la première à l’employer :

[…] le parti gagne ce qu’on appelle un « loose cannon », un allié aussi […] potentiellement explosif qu’un canon sans attaches sur le pont d’un navire7.

Mais c’est surtout à la suite d’une déclaration de l’ambassadeur canadien à Paris que l’expression connaîtra la gloire. Nathalie Petrowski ouvre le feu, pour ainsi dire :

M. Séguin, qui, selon l’ambassadeur Bouchard, n’a pas de chèvre mais un canon fou dans son placard8.

Deux jours plus tard, une éditorialiste du même journal emploie le terme anglais :

En véritable loose cannon de l’anti-médecine, [elle] tire avec une rage paranoïaque sur tout ce qui soigne9.

Pour sa part, Le Devoir se fera un peu tirer l’oreille, se contentant de récupérer ce loose cannon sous la plume d’un lecteur :

Pardonnez-moi, mais vous valez mieux que cette littérature de « loose cannon »10.

Ou d’un habitué de la page des idées :

L’ambassadeur du Canada à Paris et le premier ministre canadien […] avaient traité Philippe Séguin et Jacques Chirac de loose cannons de la politique française11.

Enfin, une collaboratrice du Devoir parlait tout récemment d’un « canon sans amarres »12.

Notre éphémère première ministre, Kim Campbell, a déjà été considérée comme un loose cannon, comme vous le rappellera cette citation :

Il paraît qu’elle est comme ça, Kim. Totalement imprévisible. Un démon éjecté de sa boîte […], un fusil chargé dans la main d’un enfant13.

Il y a environ un an, un chroniqueur du Devoir, dont le franc-parler ne plaît pas toujours aux lecteurs, se faisait prendre à partie par un étudiant en philosophie : il se voyait traité de « canon fou » et d’« atome libre14 ». Tiens, tiens, me suis-je dit, voilà du neuf… Malheureusement, « atome libre » ne se trouve dans aucun dictionnaire. Mais à peine six mois plus tard, je tombais sur une expression semblable :

L’électron libre et errant comprend très rapidement que la phraséologie révolutionnaire est un exercice de rhétorique15.

Contrairement à sa mère l’atome, si je puis dire, l’électron libre n’est pas inconnu des dictionnaires. Mais on ne le trouve que dans les plus récents, dont le Hachette de 1997 :

électron libre –(fam.) membre d’une organisation aux réactions imprévisibles.

C’est très près du sens anglais. Sauf que le Petit Larousse de 1998 –pour jouer au franc-tireur, sans doute –donne une définition qui nous en éloigne : « personne qui, par son indépendance et sa liberté de parole, se démarque du groupe auquel il appartient ». Ne dirait-on pas plutôt une définition de « franc-tireur »? On voit bien le côté volontaire du terme français par opposition au côté irréfléchi du loose cannon.

Mais peut-être que je cherche inutilement la petite bête et que le loose cannon, sous des dehors candides, sait très bien ce qu’il fait, alors que l’« électron libre », grisé par sa propre liberté, se laisse parfois aller à des gestes irréfléchis. Aux yeux des autres, en tout cas, il demeure imprévisible. C’est là que le français et l’anglais se rejoignent.

Personnellement, malgré son absence des dictionnaires, j’ai un faible pour « canon fou ». Je trouve l’image particulièrement parlante. Certes, il s’agit d’un demi-calque, mais doit-on le rejeter pour autant? On parle bien d’une roue folle :

L’Histoire, lancée tout à coup comme une roue folle […]16.

Enfin, que vous optiez plutôt pour « franc-tireur » ou « électron libre », ou pour un autre équivalent que vous tenez caché dans votre manche, je ne vous en voudrai pas. Quant à moi, j’ai surtout hâte de voir quel dictionnaire sera le premier à nous proposer une traduction d’« électron libre ». Et quel sera cet équivalent. C’est à suivre.

NOTES