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Quelques remarques sur la concordance des temps

Jacques Desrosiers
(L’Actualité langagière, volume 5, numéro 2, 2008, page 20)

Q. J’aimerais savoir si les tournures suivantes sont acceptables :

1) « L’appelant a déclaré qu’il est invalide » (au lieu de « qu’il était invalide »)
2) « L’appelant a exigé qu’un médecin soit présent » (au lieu de « qu’un médecin fût présent »)

Dans le deuxième cas, je constate que l’imparfait du subjonctif n’est pas usité dans les textes de l’administration fédérale, et je constate aussi que, dans un tel cas, le présent du subjonctif est d’usage dans la conversation courante.

R. Le cas de l’indicatif (premier exemple) est assez simple. Le rôle de l’indicatif en français est de situer une action dans le temps. Comme la phrase est au passé et que les deux actions décrites sont simultanées, on met en principe le verbe de la subordonnée à l’imparfait.

Mais cette concordance n’est pas mécanique. Si le contexte permet de comprendre que le requérant souffre d’une invalidité permanente, le rédacteur a le choix entre le présent et l’imparfait. Si, en revanche, il est important pour une raison ou une autre de souligner que l’invalidité est terminée, alors l’imparfait est obligatoire, sinon on s’exposerait à un contresens.

Le choix, quand il est possible, dépend du point de vue adopté par le locuteur : on met le verbe de la subordonnée au présent ou à l’imparfait, selon qu’on se place du point de vue de la personne qui parle ou de celui de la personne dont on parle. L’auteur de la phrase a donc toute latitude pour choisir entre les deux points de vue, principe clairement énoncé dans le Grand Larousse de la langue française :

« Aucune loi n’interdit en principe à celui qui parle ou qui écrit de maintenir son propre présent pour point de référence, ou d’y revenir quand il lui plaît. »

Premier point à retenir : la concordance des temps n’est pas un mécanisme rigide. Grevisse insistait déjà là-dessus dans le Bon usage en 1975 :

« Il faut se garder d’appliquer sans discernement des règles mécaniques qui indiqueraient une correspondance toujours obligatoire entre le temps de la principale et celui de la subordonnée1. »

Ainsi les « règles » ne doivent pas empêcher le rédacteur ou le traducteur d’utiliser son jugement. Les grammairiens aiment citer la boutade du linguiste Ferdinand Brunot :

« Le chapitre de la concordance des temps se résume en une ligne : il n’y en a pas2. »

Plus importante encore est la phrase précédant celle-là :

« Ce n’est pas le temps principal qui amène le temps de la subordonnée, c’est le sens. »

C’est ce qu’on a vu plus haut, et c’est le deuxième point à retenir : les règles obéissent au sens. Voilà d’ailleurs pourquoi il y a tant d’« infractions » à la concordance, telles ces subordonnées qui ont la valeur d’une maxime intemporelle (Il avait compris que la nécessité est mère de l’invention). Grevisse notait même que la simultanéité marquée par l’imparfait dans une phrase comme : Il m’a dit que vous étiez une personne honnête, était un simple « accommodement », puisque le fait exprimé par la subordonnée est encore vrai au moment où parle le locuteur. Êtes serait acceptable.

La marge de manoeuvre de celui qui écrit est donc appréciable. Et qu’on n’aille pas se réclamer des classiques! Les plus grands auteurs se sont permis des libertés remarquables, comme La Fontaine :

« Après qu’il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Jeannot Lapin retourne aux souterrains séjours. »

Il n’est pas nécessaire d’être aussi audacieux, mais mieux vaut garder la langue vivante que de s’encorseter dans des règles inutilement contraignantes.

Le subjonctif donne lieu à des désaccords plus sérieux. En principe, on devrait raisonner comme avec l’indicatif : si les actions d’une principale au passé et de la subordonnée sont simultanées, on devrait employer l’imparfait.

Or chacun sait que l’imparfait du subjonctif (comme le plus-que-parfait) est tombé en désuétude. Les raisons sont connues : terminaisons archicompliquées, formes qui semblent sorties tout droit d’une langue préhistorique, consonances bizarres — bref, tout pour couper son inspiration au rédacteur et sa concentration au lecteur. Les écrivisse ou arrivassiez sont si cocasses qu’ils constituent des fautes de style dans presque tous les contextes, sauf peut-être les spectacles d’humour. Alphonse Allais leur avait organisé un enterrement de première classe dans sa célèbre Complainte amoureuse il y a plus d’un siècle :

« Ah! Fallait-il que je vous visse,
Fallait-il que vous me plussiez,
Qu’ingénument je vous le disse
Qu’avec orgueil vous vous tussiez3… »

Aujourd’hui, l’usage écrit n’a gardé que quelques formes faciles, dont toutes celles des verbes être et avoir, comme on le voit encore dans la presse, ainsi récemment dans le Monde (18-03-2008) :

« Bien qu’elles fussent sans précédent, les déclarations sans ambiguïté de George W. Bush il y a moins d’une semaine pour faire remonter le billet vert sont déjà oubliées. »

La plupart des journalistes auraient toutefois opté pour le passé : Bien qu’elles aient été sans précédent. Dans les autres cas, l’imparfait n’est usuel qu’à la 3e personne du singulier. Et encore là, il n’est pas fréquent. Rares sont ceux qui auraient écrit se plaçât dans :

« Il ne fallut pas plus de trois ans pour que Staline se place lui-même au centre de l’iconostase politique4. »

La presse fait la même chose :

« La France avait résisté aux demandes insistantes adressées par les États-Unis à leurs alliés pour qu’ils acceptent de partager les risques. »
Le Monde, 26-10-2007

On n’a donc pas à s’étonner que la langue administrative écrive sans hésiter :

Le ministère avait interdit que les fonctionnaires divulguent ces renseignements.

Dès le XIXe siècle, Alexandre Dumas fils, cité par Grevisse (1980), écrivait : Il était temps que vous arriviez. Et Musset : Que voulais-tu que je lui dise? (et non disse). Marcel Proust avait ignoré la règle traditionnelle à plusieurs endroits dans la première édition de Du côté de chez Swann parue en 1913, par exemple :

« … j’allais […] dire qu’on apporte les sirops »
« … avant que j’entre souhaiter le bonjour à ma tante, on me faisait attendre… »
« … je sortis à pas de loup de la chambre sans qu’elle ni personne ait jamais appris ce que j’avais entendu. »

La deuxième édition, de 1919, la dernière à paraître du vivant de Proust, avait « corrigé » par apportât, entrasse et eût, qu’on lit aujourd’hui dans toutes les éditions5. Que ces modifications aient été introduites par Proust lui-même ou à son insu, il reste que son premier réflexe avait été d’ignorer plus d’une fois la règle.

Même l’orthodoxissime Maurice Druon lâche du lest à l’occasion :

« Le pape Paul VI devait […] me donner la marque publique qu’il ne désapprouvait pas mes propos, si véhéments aient-ils été6. »
(au lieu de eussent-ils été)

Quelques écrivains restent attachés à l’imparfait, telle Amélie Nothomb, dans un roman paru en 2004 :

« On me l’avait assez refusé pour que j’en connusse la valeur7. »

Mais elle aussi laisse parfois le naturel revenir, parce qu’elle écrit dans un roman paru en 2007, Ni d’Ève ni d’Adam :

« Intérieurement, j’implorai Rinci de passer à table afin que sa présence dissipe cette gêne8. »

Souvent c’est l’oreille qui décide, bien que divers facteurs entrent en ligne de compte. Prenons ce passage tiré d’un récent roman de Jacques Godbout :

« C’est pour qu’il saisisse la profonde influence qu’il avait sur moi que je m’étais permis de lui soumettre de petits textes. Ce second envoi m’avait valu une invitation à déjeuner, il souhaitait que nous prenions l’apéritif dans son jardin9. »

L’usage ne tolérerait pas prissions. Mais pourquoi pas saisît, semblable à saisit et saisi? Mis à part le souci de cohérence, si le mot, qui n’a d’étrange que l’accent circonflexe, étonnerait le lecteur, c’est que l’oreille y entendrait un passé simple, alors qu’elle veut ici entendre un subjonctif.

Le noeud du problème réside dans l’idée même de confier au subjonctif le respect des temps. On l’a vu, c’est à l’indicatif que revient cette responsabilité. Il faut bien distinguer la nature des deux modes. Dans le jargon des grammairiens, l’indicatif décrit le monde actualisé, envisagé dans sa réalité ; tandis qu’avec le subjonctif l’action n’est pas entièrement actualisée, elle est virtuelle. Exemple : la phrase Je savais que Patrick venait porte sur la venue de Patrick. Par contraste, la phrase :

J’étais étonné que Patrick vienne

ne nie pas ce fait, mais le décrit comme appartenant en quelque sorte au monde du locuteur, elle fait passer l’étonnement du locuteur avant. L’indicatif de la principale se charge de situer l’action dans le temps.

Le rôle du subjonctif n’est donc pas de donner des repères temporels. Et il n’est d’ailleurs pas équipé pour le faire : il compte peu de temps par rapport à l’indicatif et n’a même pas de futur. Quant à la division des tâches entre ses temps présent et passé, elle sert à indiquer la manière dont l’action est réalisée, son aspect accompli ou non. Si le locuteur veut marquer l’aspect accompli de l’action, le subjonctif passé lui suffira :

J’étais étonné que Patrick soit venu.

L’imparfait, qui n’apporterait rien de plus, devient inutile. On voit que l’évolution de la langue, de ce point de vue, n’est pas complètement anarchique.

Notons en passant que le français contemporain a aussi une prédilection pour l’infinitif. On dit aujourd’hui : Elle leur apporta de l’eau pour qu’ils se lavent, mais aussi souvent : Elle leur apporta de l’eau pour se laver. Et on écrira volontiers : Le ministère avait interdit aux fonctionnaires de divulguer ces renseignements. La beauté de l’infinitif réside justement dans le fait qu’il libère de toute contrainte temporelle.

Il est possible que la prépondérance du passé composé dans le français contemporain ait contribué au déclin du subjonctif imparfait. Car le passé composé décrit une action qui est encore en contact avec le présent. C’est pourquoi dans de tels cas le présent est venu naturellement même aux grands dramaturges du XVIIe siècle. Les ouvrages citent Corneille, Racine, Molière, par exemple :

« … j’allais vous informer / D’un ordre … / Dont César a voulu que vous soyez instruite. »
(et non que vous fussiez)
Racine dans Britannicus

Avec de tels répondants, il semble bien que la balance penche en faveur de « soit » dans notre deuxième exemple du début. « Fût » n’est pas incorrect, l’usage employant encore le verbe être à toutes les formes du subjonctif; mais « soit » est plus courant et plus juste. Peut-être pourrait-on réclamer l’imparfait au nom de certaines conventions de la langue juridique, mais sûrement pas au nom de la langue française.

Reste à savoir si de telles conventions existent. Même dans le domaine juridique on lit couramment aujourd’hui, par exemple dans les jugements de la Cour suprême du Canada, des phrases comme :

« … en l’espèce il appartenait aux policiers de différer l’interrogatoire jusqu’à ce que l’appelant soit pleinement conscient des conséquences de ses déclarations et qu’il puisse avoir convenablement recours à l’assistance d’un avocat10. »

L’imparfait du subjonctif ne disparaîtra pas, surtout les formes qui passent plus ou moins inaperçues. Aux yeux de ceux qui veulent maintenir leurs textes à un niveau de langue recherché, il garde un certain charme. Mais c’est un charme littéraire. Il est abusif d’insérer ces imparfaits à titre décoratif dans des textes qui ne sont pas uniformément écrits dans une langue soutenue. Se rappeler que le rôle premier d’un rédacteur est de communiquer de l’information, et non d’ajouter une épaisseur à des textes qui, pour un grand nombre de lecteurs, sont déjà parfois pratiquement recouverts d’un voile d’illisibilité.

Notes

  • Retour à la note1 Duculot, 10e éd., § 1047.
  • Retour à la note2 Cité entre autres par les Le Bidois, Syntaxe du français moderne, A. et J. Picard, 1971, t. II, p. 205.
  • Retour à la note3 Le fait que bien des sites Internet citent la complainte d’Allais en écrivant erronément : que je vous le dise, souligne avec ironie la complexité de ces formes.
  • Retour à la note4 Vladimir Fédorovski, Le roman du Kremlin, « Le livre de Poche », 2004, p. 99.
  • Retour à la note5 À la recherche du temps perdu, éd. Clarac-Ferré, coll. « Pléiade », 1954, t. I, p. 14, 50 et 110, respectivement. Il s’agit de l’ancienne édition de la Pléiade. La version de 1913 est donnée dans les variantes, p. 959 et 960. Le fait est signalé par André Goosse dans Le bon usage, 14e éd., § 898. Les spécialistes sont enclins à penser, sans en être absolument certains, que Proust n’a pas relu de près les épreuves de la deuxième édition. Voir Clarac-Ferré, « Note sur le texte de cette édition », p. xxiii. Voir aussi la section « Références » dans Le Recueil des Récits de Rêve.
  • Retour à la note6 Cité dans Le bon usage, 14e éd., § 898.
  • Retour à la note7 Bon usage, 14e éd., § 898.
  • Retour à la note8 Albin Michel, 2007, p. 140.
  • Retour à la note9 La concierge du Panthéon, Seuil, 2006, p. 49.
  • Retour à la note10 Chaire en information juridique [ce lien ne fonctionne plus].