Services publics et Approvisionnement Canada
Symbole du gouvernement du Canada

Liens institutionnels

 

Avis important

La présente version de l'outil Chroniques de langue a été archivée et ne sera plus mise à jour jusqu'à son retrait définitif.

Veuillez consulter la version remaniée de l'outil Chroniques de langue pour obtenir notre contenu le plus à jour, et n'oubliez pas de modifier vos favoris!

Rechercher dans Canada.ca

Accord légitime

Jacques Desrosiers
(L’Actualité langagière, volume 7, numéro 4, 2010, page 35)

Q. Dans la phrase suivante : Toutefois, interdire les armes de poing priverait les tireurs sur cible et les collectionneurs d’armes à feu responsables et respectueux des lois d’un sport et passe-temps légitime, nous sommes deux réviseurs à diverger d’opinion sur la forme un sport et passe-temps légitime. Pourriez-vous me dire où je pourrais vérifier si cette forme est correcte ou s’il faut répéter l’article et dire : priverait d’un sport et d’un passe-temps légitimes. Quel est votre avis sur la question?

R. Plusieurs combinaisons possibles s’offraient au traducteur pour rendre l’anglais a legitimate sport and hobby. Il pouvait répéter ou non l’article un, et ensuite décider de mettre légitime au singulier ou au pluriel. Il a donc fait le double choix de ne pas répéter l’article et de laisser légitime au singulier. Le tour qui en résulte peut donner l’impression d’être calqué sur l’anglais.

Dans la quatorzième édition du Bon usage (§ 443, a), André Goosse cite ce vieil exemple de Sainte-Beuve :

la naïveté et malice gauloise

tout en rangeant le tour dans la peu reluisante catégorie des archaïsmes. Il préfère le pluriel cité au § 577, b :

Dans le mal, la logique touche à la méchanceté et lâcheté suprêmes (A. Suarès)

qu’il justifie ainsi :

Pour la clarté de la communication, il est préférable, chaque fois que cela est possible, d’accorder [l’adjectif] avec l’ensemble des noms, afin de distinguer nettement du cas où l’épithète ne doit s’appliquer qu’au dernier nom.

Et Goosse d’illustrer le cas où le sens commande le singulier par l’exemple suivant de L’œuvre au noir de Marguerite Yourcenar : Vingt-cinq ans de guerre et de paix armée. Dans les autres cas, pour éviter toute confusion, mettons les points sur les i, suggérerait-il, et écrivons à la manière de Suarès : un sport et passe-temps légitimes.

Si l’on comprend spontanément la phrase de Yourcenar ou un tour comme Il a acheté une maison et une voiture japonaise, c’est bien la preuve que c’est l’esprit qui décide. Mais alors pourquoi ne pas accepter le singulier de l’adjectif qui se rapporte à plusieurs noms quand la clarté du sens n’en souffre pas? On peut certes invoquer la prudence. Mais les cas où l’ambigüité est illusoire sont trop nombreux pour ériger la prudence en règle absolue.

Accorder avec son voisin immédiat un adjectif qui se rapporte à plusieurs noms consiste à faire ce qu’on appelle un « accord de proximité » ou « accord par voisinage* ». Ces accords sont aussi vieux en français que le Moyen Âge et sont loin d’être bannis de l’usage contemporain. La langue classique y recourait pour éviter les heurts désagréables du masculin et du féminin (Racine préfère écrire ces trois jours et ces trois nuits entières, plutôt que nuits entiers). Le français moderne les emploie aussi lorsque des termes sont presque synonymes (il a démontré un courage, une énergie peu commune). Aujourd’hui, on cite parfois l’exemple : les vendeurs et les vendeuses compétentes, où les deux sexes sont compétents.

De tels tours rebutent ceux qui ne peuvent tolérer la moindre équivoque dans un texte. Mais plusieurs grammairiens sont fort tolérants sur ce point. Hanse et d’autres ne trouvent rien à redire à des accords comme une pensée et une conduite personnelle (Mauriac), elle aime la musique et la danse contemporaine. La Grammaire méthodique du français dit simplement à ce sujet, sans plus insister : « On peut parfois n’accorder l’adjectif qu’avec le nom le plus proche : un départ et un accident troublant1. »

L’argument fondamental est que si l’adjectif se rapporte aux deux noms de façon évidente, il semble superflu de le marquer par l’orthographe. Pour éviter tout risque, cependant, deux conditions à remplir. D’abord, que ce soit de préférence des termes abstraits (seule est verte la chaise dans une table et une chaise verte). Ensuite qu’ils soient presque synonymes – non pas de parfaits synonymes, sinon on aurait affaire à un doublet redondant, mais qu’ils recouvrent une réalité unique. On raisonne de façon semblable quand on met le verbe au singulier dans des phrases comme un homme et un chef comme vous peut jouer un tel rôle2.

Mais le mot synonyme est élastique. Dans les ouvrages, on trouve aussi bien l’exemple un malaise et une souffrance positive (Baudelaire), illustration parfaite du principe, que la joie et l’abondance répandue dans toute la campagne d’Égypte (Fénelon), où les « synonymes » sont fort éloignés**.

Bien plus que sport et passe-temps. De sorte que s’il avait été plus prudent d’écrire : un sport et un passe-temps légitimes, le traducteur aurait pu se permettre l’accord de proximité classique : un sport et un passe-temps légitime. Il a fait un pas de plus et flirté avec l’archaïsme. Mais si l’on peut écrire les vendeurs et les vendeuses compétentes, il ne semble pas très scandaleux de faire sauter l’article, comme dans l’exemple de Suarès, et dire les vendeurs et vendeuses compétentes. Pourquoi alors s’empêcher de le faire quand les deux noms sont au singulier? Une organisation ne pourrait-elle être à la recherche d’un gestionnaire et conseiller chevronné?

Qu’en est-il de l’ambigüité? L’anglais, en insérant l’adjectif entre l’article et le substantif (a legitimate sport), est limpide. J’avoue qu’à la première lecture du français, avant de consulter l’anglais, je me suis demandé l’espace d’un instant si légitime se rapportait seulement à passe-temps : peut-être l’auteur voulait-il évoquer un sport, et ajouter que c’était aussi un passe-temps légitime. C’est ce qui arrive quand on examine un texte à la loupe. Quand on le lit en contexte – une lettre de l’ancien ministre de la Sécurité publique Stockwell Day qui répond à un citoyen plaidant pour l’interdiction des armes de poing – tout coule de source : ne brimons pas ceux qui s’adonnent soit à un sport légitime, soit à un passe-temps légitime.

La formulation choisie par le traducteur me semble donc acceptable, même si elle peut être sentie à tort ou à raison comme archaïque, voire calquée sur l’anglais. Il ne s’agit pas de renverser la règle. Mais pourquoi ne pas user de toute la latitude que nous donne la langue? Et si ambigüité il y a, elle est toute légère : pas de quoi fouetter un chat.

Remarques

  • Retour à la remarque 1* J’ai traité de la question dans « Voisinage et collisions », L’Actualité terminologique, vol. 33,  3 (2000).
  • Retour à la remarque 2** Les deux exemples sont repris de la Syntaxe du français moderne et contemporain, 2e éd., de Béchade (Presses Universitaires de France, 1989), p. 154.

Notes

  • Retour à la note1 Grammaire méthodique du français, 3e éd., de Riegel, Pellat et Rioul (Presses Universitaires de France, 1994), p. 184.
  • Retour à la note2 De Gaulle cité dans le Bon usage, § 447, a.