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Grandeurs et misères de la traduction collaborative en ligne

André Guyon
(L’Actualité langagière, volume 7, numéro 1, 2010, page 33)

Débutons par une courte définition : la traduction collaborative est réalisée par un groupe de personnes qui travaillent ensemble plutôt qu’isolément. Autrement dit, à la traduction s’ajoutent des volets coordination et échanges entre les participants.

Malgré ce que pensent certains gourous de la technologie, la traduction collaborative et la collaboration entre traducteurs ont toujours existé. Par exemple, au début des années 1990, l’Accord de libre-échange nord-américain fut traduit par un groupe de professionnels du Bureau de la traduction en un temps record.

De plus, les suites de traduction, qui permettent à un traducteur de stocker une phrase dès qu’elle est traduite pour que ses collègues en profitent en un instant, existent depuis bon nombre d’années.

À l’occasion, les suites ont permis de livrer plus vite et d’économiser efforts et argent, notamment dans le cas des documents remaniés à l’infini avant leur livraison.

Plus récemment, pour la traduction d’œuvres colossales, on a assisté à la fusion du travail collaboratif et du travail communautaire. Des bénévoles ont mené à bien la traduction du navigateur Firefox de Mozilla et de l’encyclopédie libre Wikipédia, par exemple. Avant Internet, les collaborations et les œuvres communautaires étaient plutôt locales que mondiales.

Les gigantesques projets communautaires offrent aux bénévoles une interface minimaliste tolérable pour traduire ou réviser un ou deux paragraphes à l’occasion. Le travail finit toujours par s’accomplir malgré — non pas grâce à — ces espaces de travail qui ne ressemblent en rien aux outils habituels des traducteurs.

Paradoxalement, la traduction d’un article de Wikipédia constitue une expérience où l’on passe à la fois par le septième ciel et par l’enfer. Bien souvent, le processus est mieux encadré et plus valorisé que le sont bon nombre d’ouvrages de traduction rémunérés. L’interface de travail constitue pour sa part un recul phénoménal qui allonge le temps nécessaire à la traduction dans une mesure proportionnelle aux enrichissements de l’article (tableaux, hyperliens et formatage complexe).

L’engagement demandé aux bénévoles de Wikipédia ressemble beaucoup aux exigences des codes d’éthique généralement observés par les associations de traducteurs. Le processus prévoit même l’expression du doute et la possibilité de valider auprès d’experts les parties où le traducteur pense qu’il serait bon d’avoir un tel avis. Certains salariés et pigistes ne pourront qu’être jaloux de cette mesure pleine de sagesse. Enfin, on demande aux bénévoles de remplir une fiche de suivi de la traduction, etc.

Mais j’ai réservé le meilleur pour la fin. Les instructions précisent qu’il ne faut pas viser seulement à fournir une traduction fidèle, mais plutôt à livrer un bon article au public cible. Autrement dit, le traducteur est invité à ne pas se gêner pour adapter le texte et même à l’étoffer ou à l’élaguer au besoin. Combien de traducteurs ont rêvé de cette liberté quand ils étaient tenus à la fidélité par contrat…

Bref, dans ce milieu collaboratif sans relation hiérarchique qu’est Wikipédia, il y a finalement presque autant de mécanismes de contrôle qu’il peut y en avoir en milieu professionnel, mais la liberté d’expression est bien plus grande.

Hélas, après l’allégresse euphorisante que provoque la lecture de ces règles et suggestions, le traducteur doit revenir à une réalité un peu moins drôle. L’interface de travail n’a jamais été vraiment conçue pour traduire. C’est un peu le retour aux temps préhistoriques où il fallait modifier à la mitaine les textes en HTML. Essayez d’insérer une espace insécable dans un article wiki par exemple; vous verrez à quel point l’opération est laborieuse.

En outre, ces lieux n’offrent presque aucun des outils auxquels sont habitués les traducteurs (correcteur orthographique, correcteur grammatical, mémoire de traduction, outil de gestion des définitions et de la terminologie, etc.).

Certains environnements récents, comme celui de Google, offrent cependant la possibilité d’utiliser des glossaires, des mémoires de traduction et la traduction automatique, le tout partagé en temps réel. L’environnement de Google prend en charge n’importe quel texte; toutefois, la société se réserve le droit d’utiliser à son gré ce qui entre dans son interface.

Les outils offerts par Google permettent maintenant de traduire, notamment, les articles de Wikipédia, et on peut croire que le contenu en diverses langues devrait ainsi progresser de beaucoup.

L’envers de la médaille

La traduction collaborative et communautaire a aussi ses inconvénients.

Par exemple, des sociétés à but lucratif se déguisent en bienfaitrices de l’humanité pour convaincre la foule de traduire gratuitement leurs produits sur Internet. Leur discours ressemble à ceci : « Nous voudrions bien livrer notre produit dans votre langue, mais hélas, nous n’en avons vraiment pas les moyens. Par contre, nous pouvons vous aider à faire le travail pour votre communauté linguistique si vous y tenez vraiment. » Elles obtiennent parfois un certain succès.

De nos jours, des associations de marchands de logiciels ou de sites Web se demandent comment convaincre les foules de traduire gratuitement ou presque. Elles prétendent parfois que ce n’est pas pour économiser de l’argent, mais bien parce que la traduction faite par les utilisateurs est meilleure et mieux adaptée à leurs besoins. L’argument est habile, mais quand elles discutent entre elles, le discours change et l’accent porte sur les importantes sommes ainsi économisées.

Par bonheur, on peut constater que les œuvres sans but lucratif comme Wikipédia ou Firefox bénéficient d’une bien meilleure traduction que bien des produits de multinationales déguisées en filiales de la Croix-Rouge.

Pour le meilleur et pour le pire, on a donc vu apparaître des outils qui facilitent la traduction collaborative. Rien n’empêche les traducteurs de s’y intéresser et d’en profiter eux aussi, même si ces outils sont loin d’être totalement au point.

Tout porte à croire que la frontière s’estompera graduellement entre les outils collaboratifs conçus pour la traduction d’un paragraphe à l’occasion et les outils professionnels conçus pour le travail continu et le traitement d’un grand volume de textes.

Par exemple, rien n’empêche d’intégrer en tout ou en partie à un wiki ou à un blogue un logiciel libre de gestion de mémoires de traduction, ou de modifier l’éditeur de texte pour offrir ainsi un environnement qui permet de traduire plus d’une heure sans avoir un peu la nausée.

Rien n’empêche non plus de doter un wiki ou une autre plate-forme collaborative d’un format d’import-export, de sorte que les traducteurs puissent conserver le confort auquel ils sont habitués, puis de retourner les pages ou les paragraphes dans l’outil de collaboration.

Cette dernière solution est d’emblée la préférée de bon nombre de traducteurs, tandis que les développeurs tendent à préférer l’intégration de fonctions de traduction dans leur interface. C’est normal, chacun préfère amener les autres sur son terrain.

Les outils de traduction collaborative sont toujours de type Web (on n’a rien à installer, on ouvre son navigateur et on se rend à une adresse du genre www.quelquechose.org). Plusieurs personnes peuvent se partager un texte à traduire et donc livrer le produit plus vite que si elles travaillaient seules, tout ça sans avoir à se déplacer, et même si elles n’habitent pas le même continent.

Si les interfaces de type wiki sont loin d’être parfaites, elles offrent tout de même des éléments vraiment intéressants, comme la gestion en temps réel du volume traduit et la division automatique du travail.

En gros, des mécanismes plutôt complexes ont été créés afin de permettre à un très grand nombre de personnes de traduire de grands volumes de texte. Rien n’empêche les langagiers d’en profiter. L’accès à certaines plates-formes est gratuit, et on voit poindre à l’horizon des plates-formes qui seront non seulement gratuites, mais libres de liens avec des sociétés à but lucratif.

Si on mettait bout à bout tous les avantages que présentent les plates-formes collaboratives des outils disponibles à l’heure actuelle sur le Web, on aurait un système qui nous permettrait de partager un texte de longueur illimitée entre un nombre illimité de traducteurs et de réviseurs. Le système pourrait nous dire, à la fin, qui a fait combien de mots ou combien de temps chacun a passé à traduire.

On aurait des réviseurs qui se mettraient à l’œuvre quelques minutes à peine après les traducteurs au lieu d’attendre des heures. On aurait une révision par les pairs presque instantanée, et une validation pour les parties douteuses par des pairs qui sont aussi des experts du domaine.

On aurait une mémoire de traduction gratuite et mise à jour en temps réel, avec un outil permettant de consigner sur-le-champ les difficultés de traduction et de créer des fiches minimalistes. Les clients auraient même la possibilité d’insérer des notes pendant que s’effectue la traduction, indiquant pourquoi ils ont des craintes ou des réserves quant à certains choix des traducteurs.

On ne sait jamais, peut-être que d’aucuns sont déjà à l’œuvre, peut-être que d’autres s’y mettront bientôt. De nombreuses initiatives sont déjà en cours, dont certaines comprennent un haut degré d’ouverture et de partage.