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Mots de tête : « aux petites heures »

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité terminologique, volume 14, numéro 8, 1981, page 14)

« J’ai bien réfléchi depuis huit jours, aux petites heures du matin surtout (…)1. »

À mon avis, c’est ainsi que s’exprime spontanément, tout Québécois ou Canadien français « normal », si j’ose dire. Mais c’est en vain que vous chercherez l’expression « aux petites heures du matin » dans les dictionnaires.

D’après Colpron2, c’est un anglicisme. Les dictionnaires bilingues – par leur silence – semblent lui donner raison. « In the small hours of the morning » est presque invariablement rendu par « au petit matin/jour ». Le Harrap propose plusieurs traductions, toutes intéressantes et utiles, mais de notre tournure pas le moindre signe. Pas même « aux petites heures ».

Doit-on se résigner à l’idée que nos meilleurs auteurs québécois font tous cette « faute »? Y compris Louise Maheux-Forcier, un de nos très bons stylistes? (Je ne vous demande pas de me croire sur parole. Lisez plutôt ses délectables petites nouvelles, d’où est tirée la citation en exergue. Vous m’en donnerez des nouvelles … comme dirait mon ami journaliste.)

L’expression « petites heures » figure évidemment dans les dictionnaires, mais avec un sens très restreint. Ce qui confirme ce que vous saviez déjà, que les dictionnaires sont toujours en retard sur l’usage. Car les exemples de son emploi par des auteurs français, tant d’ici que de France, ne manquent pas. De ce côté-ci de l’eau, la mère de la Sagouine :

« Et le 10 août au matin, aux petites heures (…)3. »

Et de l’autre côté, le père Maigret :

« Et si le type se met à jouer à la belote jusqu’aux petites heures4? »

Cette phrase de Simenon date de 1938… On en trouve un second exemple dans Maigret et l’indicateur5.

Autre exemple, cette fois de Boileau-Narcejac :

« Aux petites heures, les Kellerman passent à l’attaque6. »

Dernier exemple, d’un roman de Graham Greene (il s’agit bien sûr d’une traduction) :

« Il faut le garder pour les petites heures7. »

On rencontre également diverses variantes de cette tournure, étoffées pour ainsi dire.

Commençons par une traduction :

« Elles faisaient halte devant les maisons des nègres, y pénétraient aux petites heures de la nuit (….)8 ».

Usage qu’on retrouve au Québec, sous la plume de Jacques Godbout :

« (…) une boîte à images qui parle de sept heures du matin aux petites heures de la nuit (…)9. »

Autre variante, française celle-là :

« S’adressant au pays, mardi 19 février, aux petites heures de la matinée (…)10. »

On trouve même dans le Grand Robert « aux petites heures du jour », mais sans explication, avec renvoi à aube11.

Avec toutes ces variantes, on ne voit vraiment pas ce qui interdirait d’employer « aux petites heures du matin ». Un traducteur français – audacieux ou servile? – a osé franchir ce pas :

« (…) à la lumière de l’unique ampoule qu’ils allumaient aux petites heures du matin (…)12 .»

Et enfin, un auteur français de l’Hexagone, le père du Petit Simonin, nous fournit la preuve que ce n’est rien moins qu’un anglicisme.

« Primo, la circulation se trouvait être beaucoup plus intense qu’aux petites heures du matin (…)13. »

Au terme de ce petit zigzag autour d’une tournure, qu’on me permette d’enfoncer une porte ouverte : contrairement à ce qu’on nous répète trop souvent, ce n’est pas parce qu’un terme ne figure pas dans les dictionnaires et qu’il existe un terme semblable en anglais, qu’il s’agit nécessairement d’un anglicisme. Qui sait? c’est peut-être tout simplement un usage – parfaitement français – qui a du mal à faire son entrée au dictionnaire.

NOTES

  • Retour à la note1 MAHEUX-FORCIER, Louise. En toutes lettres, Montréal, Le Cercle du livre de France, 1980, p. 108.
  • Retour à la note2 COLPRON, Gilles. Les Anglicismes au Québec, Montréal, Beauchemin, 1970, p. 198.
  • Retour à la note3 MAILLET, Antonine. L’Acadie pour quasiment rien, Montréal, Leméac, 1973, p. 44.
  • Retour à la note4 SIMENON, Georges. L’homme tout nu, Les Dossiers de l’Agence O., œuvres complètes, vol. VIII, Éditions Rencontre, 1967, p. 115.
  • Retour à la note5 Idem., Maigret et l’indicateur, Paris, Presses de la Cité, 1975, p. 97.
  • Retour à la note6 BOILEAU-NARCEJAC. Le Roman policier, coll. Que sais-je? 1975, p. 97.
  • Retour à la note7 GREENE, Graham. Un Américain bien tranquille, Paris, Laffont, 1956, p. 155. (Traduction de The Quiet American par Marcelle Sibon.)
  • Retour à la note8 HODGSON, Godfrey. « Carpetbaggers » et Ku-Klux-Klan, Paris, Julliard, coll. Archives, 1966, p. 213. (Extrait du rapport du sénateur Sherman de l’Ohio au président Grant, 6 décembre 1876.)
  • Retour à la note9 GODBOUT, Jacques. « Avec Los Angeles dans tous nos salons » in L’Actualité, Montréal, septembre 1980, p. 76.
  • Retour à la note10 DHOMBRES, Dominique. « Indispensable malgré lui » in Le Monde, sélection hebdomadaire, Paris, 20.02.80, p. 2.
  • Retour à la note11 Le Grand Robert, vol. 3, 1969, p. 479.
  • Retour à la note12 BEHAN, Brendan. Un peuple partisan, Paris, Gallimard, 1960, p. 266. (Traduction de Borstal Boy par Roger Giroux.)
  • Retour à la note13 SIMONIN, Albert. Confessions d’un enfant de La Chapelle, tome 1, Le Faubourg, Paris, Gallimard, 1977, p. 217.