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Réhabilitons nos chevreuils

Philippe Blain et Michel Gosselin
(L’Actualité terminologique, volume 18, numéro 10, 1985, page 3)

Les traducteurs canadiens formés à l’école de Gérard Dagenais ont appris depuis longtemps à réfréner en eux le réflexe qui leur faisait désigner sous le nom de « chevreuil » le cervidé du Nouveau Monde répondant à l’appellation scientifique d’Odocoileus virginianus. Puisque le véritable chevreuil (Capreolus capreolus) est une espèce confinée à l’Eurasie, on commet un crime de lèse-vertébré en appliquant son nom à une autre espèce, de la même famille il est vrai, mais appartenant à un genre différent.

On aurait affaire ici à un péché lexicographique originel : il semble bien en effet que ledit Odocoileus virginianus n’ait jamais porté d’autre nom français que « chevreuil » en Amérique du Nord et ce, depuis le début de la colonisation. Sous le Régime français, ce cervidé ne se rencontrait pas dans les limites du Québec actuel, mais seulement aux confins du Canada d’alors : Grands Lacs, pays des Illinois, vallée de l’Ohio. Ainsi, au milieu du XVIIIe siècle, Bougainville le signale sous le nom de « chevreuil » au lac Champlain, dans une région qui devait représenter à l’époque la limite nord de sa distribution.

Notre chevreuil est un animal de forêts broussailleuses et de clairières. L’avancement de la colonisation et le défrichement lui ouvrent bientôt le territoire du Québec, qu’il ne tarde pas à envahir, au XIXe siècle. Le chevreuil s’installe alors chez nous et son nom se généralise, comme en atteste aujourd’hui notre toponymie.

Qu’en est-il maintenant du générique cerf, que les traducteurs et les locuteurs bien élevés utilisent aujourd’hui en lieu et place de « chevreuil »? Le nom de « cerf » a été employé dès le XIe siècle pour désigner en propre le cerf d’Europe ou grand cerf, Cervus elaphus. Durant les siècles qui suivirent, on a découvert de par le monde d’autres cervidés, appartenant à d’autres genres que Cervus, et auxquels on a tout bonnement donné le nom de « cerf ». Cette extension de sens du générique français nous a ainsi donné par exemple, le « cerf du père David », Elapharus davidianus, espèce rarissime découverte en Chine par un missionnaire français, et le « cerf axis », Axis axis (à retenir pour le Scrabble), également asiatique.

Or, il existe en Amérique du Nord un vrai cerf, tellement semblable à celui de l’Europe que les systématiciens sont généralement d’avis qu’il s’agit de la même espèce. Tout comme le cerf d’Europe, c’est un animal assez grégaire qui évite les régions broussailleuses, préférant les forêts climaciques1 au parterre dégagé. Au XVIIe siècle, ce cerf habitait la vallée du Saint-Laurent. Les chroniqueurs de l’époque faisaient grand état des chasses qu’on lui livrait et le désignaient à juste titre sous le vocable de « cerf », ayant remarqué sa ressemblance avec l’espèce européenne. Avec le déboisement des rives du fleuve, le cerf est disparu rapidement de l’est du Canada, emportant avec lui jusqu’à son nom. Il ne subsiste plus maintenant que dans l’Ouest.

Il est donc non seulement approprié, mais souhaitable d’utiliser le mot « cerf » pour désigner correctement cet animal. Le nom de « wapiti », emprunté à une langue amérindienne par le truchement de l’anglais à la fin du XIXe siècle, désigne le même animal mais ne devrait être utilisé que dans le contexte, aujourd’hui minoritaire, où l’on voudrait considérer comme spécifiquement distincts le cerf de l’Ancien Monde et celui d’Amérique (qui deviendrait alors Cervus canadensis).

Quand à l’appellation « cerf de Virginie » utilisée pour désigner Odocoileus virginianus, elle est d’origine savante et n’a jamais réussi à supplanter « chevreuil » dans l’usage. En outre, elle ne fait même pas l’unanimité dans la francophonie, puisque beaucoup de français équatoriaux ou hexagonaux lui préfèrent « cariacou » et « cerf cariacou », nom que les Guyanais ont emprunté au tupi il y a plus de deux cents ans.

Or voici que la systématique et la paléontologie, dont elle procède, viennent au secours de l’usage canadien. En effet, le chevreuil d’Europe présente de grandes affinités morphologiques avec le nôtre. Ces cervidés qui appartiennent tous deux au groupe des télémétacarpaliens2 ont une origine commune, à situer soit en Asie, soit en Amérique. Le Nouveau Monde est d’ailleurs habité exclusivement par des cervidés télémétacarpaliens à l’exception du grand cerf. Ce dernier a, de toute évidence, franchi l’isthme de Béring, de l’Asie à l’Amérique à une époque relativement récente, puisqu’il n’est pas tellement différencié de son homologue européen.

On peut donc conclure que le nom de chevreuil est plus approprié que celui de cerf pour désigner les petits cervidés américains et qu’il a sur ce dernier l’avantage de l’usage. Il conviendrait donc à notre avis d’étendre le sens du générique français « chevreuil » au genre latin Odocoileus, ce qui donnerait « chevreuil de Virginie » pour l’espèce de l’est et « chevreuil à queue noire » ou « chevreuil mulet » pour l’espèce de l’ouest (Odocoileus hemonius).

NOTES

  • Retour à la note1 C’est-à-dire parvenues au climax, stade final de la succession végétale caractérisé par la maturité et l’équilibre. Il s’agissait en l’occurrence d’érablières à caryers et d’érablières à ormes, dans la classification de Grandtner.
  • Retour à la note2 Chez les télémétacarpaliens, les métacarpiens latéraux conservent leurs parties distales auxquelles se rattachent les phalanges des doigts II et V, alors que les parties proximales sont atrophiées.