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Mon rapport au dictionnaire (partie 1)

Maurice Rouleau
(L’Actualité langagière, volume 4, numéro 2, 2007, page 20)

Voilà de cela plusieurs lunes – j’étais alors adolescent –, je vois un camarade de classe tenter désespérément de briser un cul de bouteille. Il m’avoue, sans fausse honte, qu’il « a la phobie de casser de la vitre »! Il venait de découvrir le terme et tentait, tout aussi désespérément, de l’intégrer dans son vocabulaire actif.

Voilà quelques mois, à l’épicerie, une jeune caissière me demande mon autographe. Si elle l’avait entendue, ma défunte mère m’aurait certainement conseillé de ne pas me gourmer pour si peu.

Début 2006, dans sa revue scientifique de l’année, à Radio-Canada, Charles Tisseyre nous dit, le plus sérieusement du monde, qu’un des événements majeurs à avoir retenu son attention est la démotion de Pluton.

Mon camarade de classe, la jeune caissière, ma mère et même Charles Tisseyre ont choisi, pour communiquer leur message, les mots qu’ils croyaient justes. S’ils avaient été convaincus du contraire, ils ne les auraient certainement pas utilisés. Quant à savoir s’ils ont atteint leur objectif, cela est une autre histoire. Ces quelques anecdotes, toutes véridiques, devraient attirer notre attention sur l’importance des mots en communication.

Communiquer, n’est-ce pas précisément la raison d’être du traducteur? Il doit non seulement bien comprendre le texte de départ, c’est-à-dire saisir le sens de chacun des mots, mais aussi, pour bien faire comprendre, utiliser des mots justes1. Et le sens des mots qu’il lit ou qu’il écrit, où les trouve-t-il sinon dans son dictionnaire?

Il y a donc lieu de se demander quelle attitude devrait avoir le traducteur, ou tout autre utilisateur, à l’égard de ce fameux outil, autrement dit, quel est son rapport au dictionnaire. Il faut considérer ici le dictionnaire comme un cas de figure. Ce qui en sera dit intéresse également tout autre ouvrage, unilingue ou bilingue, que le traducteur serait appelé à consulter dans l’exercice de ses fonctions.

A- LA CONSULTATION DU DICTIONNAIRE

Commençons par le commencement, c’est-à-dire par la consultation d’un tel ouvrage. De deux choses l’une, ou bien le traducteur le consulte ou bien il ne le consulte pas, avec les conséquences qu’entraîne chacun de ces gestes.

A-1 IL NE LE CONSULTE PAS

Pourquoi, en effet, consulter un dictionnaire quand on détient la vérité? Ce serait du temps perdu, et le temps est la denrée qui manque le plus à tous, surtout au traducteur. Ce dernier pourrait ne pas le consulter parce qu’il est convaincu, par exemple, de bien connaître les différentes facettes du mot qu’il lit ou qu’il écrit : ses acceptions, son genre, sa graphie, ses cooccurrents, etc. Il connaît. Il serait peut-être plus exact de dire qu’il croit connaître. C’est certainement la raison qui a conduit un traducteur à rendre sperm motility par « motilité du sperme »! Ou encore, to increase the cardiac output up to 4-fold par « augmenter le débit cardiaque jusqu’à 4 plis »!

Le traducteur pourrait aussi ne pas consulter son dictionnaire parce qu’il est convaincu de l’inexistence du terme. Pourquoi perdre son temps à faire des recherches inutiles? Que penser, par exemple, de « sexe nucléaire », de « fièvre prétibiale » ou encore de « faire tomber2 » en cuisine? Pour lui, ce peut être des termes qui n’existent pas. Pourtant, la consultation du dictionnaire lui aurait été fort utile. Il ne doit pas juger de la richesse d’un lexique à l’aune de ses propres connaissances. Ce n’est pas parce qu’il ignore un terme que ce terme n’existe pas. Dit de manière plus actuelle, cela donnerait : Ignoring global warming won’t make it go away.

Compulser son dictionnaire plus souvent serait à mettre au programme, car personne ne sait tout.

A-2 IL LE CONSULTE

Même si le traducteur ne consulte pas son dictionnaire de façon systématique, il lui arrive quand même de le faire. Pour diverses raisons. Par exemple, pour savoir ce que signifient « molarité », « maïeutique »; comment on définit « zoothérapie » ou « familiarisation »; si « chaussures habillées » se dit; comment traduire bash dans behind the bash ou encore pastoral dans the broader pastoral aspects of medical care. Il pourrait tout aussi bien vouloir s’assurer du genre d’un mot. Est-ce que, par exemple, « espace » et « aigle » sont des mots masculins ou féminins?

S’il décide de consulter son dictionnaire, que peut-il lui arriver? De deux choses l’une, ou bien il trouve ce qu’il cherche, ou bien il ne le trouve pas. Et que faire dans l’un ou l’autre cas?

B- LA FIABILITÉ DU DICTIONNAIRE

Qu’il trouve ou non ce qu’il y cherche, le traducteur devrait être assez perspicace pour se demander si l’ouvrage qu’il consulte est fiable. Cette question ne l’effleure malheureusement que trop peu souvent. Et pourtant… Examinons cet aspect de plus près.

B-1 IL TROUVE CE QU’IL CHERCHE

Si mon camarade de classe avait consulté son dictionnaire, il aurait vu que « phobie » n’a pas le sens qu’il lui donnait. Si la jeune caissière en avait fait autant, elle aurait certainement hésité à me demander mon autographe, car je ne suis pas célèbre à ce point. Les deux auraient eu raison de croire ce que le dictionnaire leur fournissait. De là à conclure que tout ce que le dictionnaire contient est vrai, il n’y a qu’un pas, et ce pas, tout un chacun le fait allègrement. Sans aucune hésitation, d’ailleurs. C’est dans la logique même de l’opération : on consulte parce que l’on ignore, et l’ouvrage consulté est censé savoir. Si l’on y trouve réponse à son interrogation, il n’y a aucune raison de douter.

Pourquoi le traducteur, en tant que grand utilisateur de dictionnaires, n’en ferait-il pas autant? On ne lui a jamais appris à douter. Alors, il ne doute pas. À preuve, combien de fois un professeur ne s’est-il pas fait rétorquer par un traducteur en formation : « Mais, Monsieur, c’est dans le dictionnaire. » Réplique imparable, apparemment.

En fait, confronté au contenu de son dictionnaire, le traducteur fait face à une alternative. Ou bien il croit à ce qu’il y trouve ou bien il n’y croit pas.

B-1-1 IL Y CROIT

Croire, nous l’avons dit, c’est dans la logique même de l’opération de consultation. Rappelez-vous le sentiment de soulagement que vous éprouviez à vos débuts en traduction – et peut-être encore aujourd’hui – quand, après de longues recherches, vous trouviez enfin réponse à votre question. À l’instar d’Archimède – le bain en moins –, vous vous écriiez, intérieurement cela va sans dire : Eurêka. Vous aviez enfin LA réponse, et elle n’était pas discutable. Une telle attitude n’a rien de répréhensible en soi, mais elle appelle certaines réserves. Il faut savoir utiliser son ouvrage de référence.

Savoir bien utiliser son dictionnaire suppose qu’on en a lu les pages liminaires, ces pages que généralement personne ne lit, mais qui contiennent une foule d’informations sur la façon de l’utiliser.

Un jour, un courriel m’arrive. On voulait savoir quelle préposition utiliser après le substantif « attente ». Fallait-il dire : Les attentes par rapport à / à l’égard de / vis-à-vis [de] l’économie canadienne? On prenait soin de préciser qu’on avait consulté mon ouvrage sur les prépositions3, mais qu’il n’en était pas fait mention. Cette absence n’avait rien de surprenant, car, dans les pages de présentation, il était clairement dit que nous nous étions limité aux trois catégories de mots suivantes : adjectif, verbe et adverbe.

Un jour, dans sa traduction d’un texte traitant d’un phénomène se produisant aussi bien at dusk que at dawn, un étudiant écrit que le phénomène se produisait au crépuscule. Sans plus. Invité à s’expliquer, il me dit qu’il ne s’agit pas d’un oubli mais plutôt d’une formulation très économique. Il était dit, dans le Nouveau Petit Robert4, que « crépuscule » désigne aussi bien la « lueur qui précède le lever du soleil » que la « lumière incertaine qui succède immédiatement au coucher du soleil ». Sa traduction était donc non seulement irréprochable, mais digne de mention! À ses yeux, du moins. Ce que l’étudiant a appris cette journée-là, c’est qu’il faut savoir lire son dictionnaire. L’acception « lueur qui précède le lever du soleil », donc l’aube, est précédée de la marque d’usage « Vx », que l’étudiant n’a pas vue. Il avait pris à l’entrée « crépuscule » ce qui lui convenait. Il avait cru, mais à tort, que le dictionnaire lui donnait raison.

De toute évidence, croire ne suffit pas toujours.

B-1-2 IL N’Y CROIT PAS

Il faut être « culotté » pour oser ne pas croire au dictionnaire, direz-vous. Mais y croire aveuglément, n’est-ce pas s’imaginer que les auteurs sont infaillibles? Rien n’est moins certain; l’erreur est humaine. L’attitude la plus pertinente serait de se dire : « J’y crois, mais… », ce « mais » laissant place à un doute qui pourrait être levé après vérification.

Quels seraient donc les défauts dont pourrait souffrir un dictionnaire et dont, par conséquent, le traducteur devrait apprendre à se méfier? Il y en a aux moins quatre : l’information pourrait être totalement fausse, partiellement fausse, incomplète ou même différer d’un dictionnaire à l’autre.

A) L’information pourrait être totalement fausse

Une telle perspective est difficile à imaginer, mais la réalité est là pour nous rappeler à l’ordre. À preuve, la définition de « molarité » fournie par le Nouveau Petit Robert de 1977. Ce terme désignait alors le « nombre de molécules-grammes par 1000 g de solvant ». Quiconque a suivi un cours élémentaire de chimie des solutions sait que les rédacteurs ont confondu « molalité » et « molarité ». Il aurait fallu lire : « nombre de molécules-grammes par 1000 mL de solution ». Dans le Lexis de Larousse5, on trouve la même définition dans les mêmes mots6. Cette erreur a certainement été signalée aux rédacteurs du Robert, car, dans l’édition de 1993, une nouvelle définition nous est fournie : « quantité de matière du soluté par unité de volume de solvant, exprimée en moles par mètre cube ». Cette définition, bien qu’améliorée – on a changé la masse pour le volume –, n’en demeure pas moins encore fausse. On y parle encore de « solvant » et non de « solution »; pire on exprime la quantité par mètre cube et non par litre. Une erreur7 non négligeable. En 2000, le Larousse se ravise et nous fournit une nouvelle définition, très technique donc peu éclairante pour le commun des mortels, mais au moins exacte : « concentration molaire volumique ». Dans son édition de 2007, le Nouveau Petit Robert tente toujours de corriger le tir, mais en vain. La nouvelle définition est : « nombre de mole de soluté par unité de volume de solvant ». On a éliminé la dernière partie de la définition de 1993, mais on confond toujours solvant et solution.

Si, en 1967, vous aviez voulu savoir ce qu’est un fjord et que, pour ce faire, vous eussiez consulté votre Petit Robert, vous y auriez appris qu’un fjord, c’est un « golfe s’enfonçant profondément dans l’intérieur des terres en Scandinavie et en Écosse ». Heureusement d’ailleurs que l’endroit où se rencontrent de telles formations géologiques était précisé, car on aurait pu croire que le golfe du Saint-Laurent en était un. Dans l’édition de 1993, on se ravise; la nouvelle définition est la suivante : « ancienne vallée glaciaire envahie par les eaux marines durant la déglaciation, caractéristique des côtes scandinaves et écossaises ». Cette fois-ci, la correction est juste, même si les côtes scandinaves et écossaises ne sont pas les seules à en avoir. Le Saguenay8 n’est-il pas lui aussi un fjord?

B) L’information pourrait être partiellement fausse

Être sûr qu’une partie de l’information est fausse présuppose que le traducteur connaît déjà le sujet et qu’il consulte son dictionnaire pour autre chose que la définition ou encore pour son équivalent dans une autre langue.

J’en veux pour preuve ce que le Gladstone9 propose pour traduire antitoxin : (1) antitoxine (f); (2) anatoxine (f). Quand on sait qu’une anatoxine, c’est le produit injecté à un animal pour lui faire produire des anticorps, ou antitoxines, on ne peut qu’être surpris de voir les deux termes proposés. L’un des équivalents devrait être éliminé, et il est aisé de savoir lequel. Mais tel n’est pas toujours le cas. Par exemple, dans ce même dictionnaire, à gluteal fold, on trouve deux équivalents. Comment un même terme anglais, anatomique par surcroît, peut-il à la fois désigner, en français, deux réalités aussi différentes que le « pli fessier » (celui qui sépare la fesse de la cuisse) et le « pli interfessier » (celui qui sépare les deux fesses)? L’un des deux équivalents devrait être éliminé. Mais lequel? Ce n’est normalement pas à l’utilisateur du dictionnaire de faire ce choix.

NOTES

  • Retour à la note1 M. Rouleau, Initiation à la traduction générale. Du mot au texte. Brossard, Linguatech, 2001.
  • Retour à la note2 « faire tomber » : faire cuire des aliments sans coloration, jusqu’à ce qu’ils perdent leur fermeté ». Équivalent québécois de « faire suer ».
  • Retour à la note3 M. Rouleau, Est-ce à, de, en, par, pour, sur ou avec? La préposition vue par un praticien, Brossard, Linguatech, 2002.
  • Retour à la note4 Le Nouveau Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2001.
  • Retour à la note5 Dictionnaire de la langue française, Lexis, Paris, Librairie Larousse, 1979.
  • Retour à la note6 Tout professeur qui trouverait la même formulation fausse sur deux copies serait fortement tenté de conclure au plagiat!
  • Retour à la note7 Un mètre cube équivaut à 1000 litres!
  • Retour à la note8 Le Robert des noms propres (1997) le donne comme féminin. Au Québec, on dit « le » Saguenay.
  • Retour à la note9 W.J. Gladstone, Dictionnaire A-F des sciences médicales et paramédicales / E-F Dictionary of medical and paramedical sciences, 5e édition, Edisem/Maloine, 2002.