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Mots de tête : « en rapport avec » (prise 2)

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité langagière, volume 2, numéro 3, 2005, page 12)

Un Gatinois est arrêté en rapport avec une disparition.
(Le Droit, 28.06.05)

En décembre 1981, L’Actualité terminologique faisait paraître un Mots de tête sur « en rapport avec », calque présumé de l’anglais. Un quart de siècle plus tard, malgré la fréquence de ce sens « défendu », les dictionnaires continuent de faire comme s’il n’existait pas. Je l’ai dit, et je le répète (je le tripète même, comme disaient les collégiens), les lexicographes ne lisent pas votre revue préférée.

Et nos défenseurs de la langue non plus, semble-t-il. Une nouvelle génération a pris la relève depuis – Marie-Éva de Villers1, Lionel Meney2, Camil Chouinard3, Paul Roux4 –, mais les rappels du sens premier de cette locution (« qui correspond, convient à ») et les condamnations ou mises en garde demeurent les mêmes. Comme à l’époque où Arthur Buies5 la condamnait pour la première fois, en 1888…

Si vous êtes assez vieux pour avoir lu mon article*, vous savez que cet usage ne nous est pas particulier. Et tout comme chez nous, il s’est bien maintenu en France. Les traducteurs, par exemple, en semblent plutôt friands. De l’espagnol : sa mort est en rapport avec les rendez-vous qu’il avait chez toi (Manuel Vásquez Montalbán6). De l’allemand : ses innovations techniques étaient en rapport avec cela (lettre de Freud; Figaro littéraire, 21.03.00). De l’anglais : en rapport avec une affaire sur laquelle je suis (Dennis Lehane7). Du polonais : les noms qu’on donne aux enfants sont en rapport avec un événement du jour de leur naissance (Ryszard Kapuściński8).

Bien sûr, on trouve l’expression dans les journaux : les éléments les plus intéressants de sa vie en rapport avec son œuvre (Figaro littéraire, 21.03.02). Cette idée de « lien » s’ajoute à celle de « correspondance » dans l’exemple suivant : le Compagnon observe les choses qui sont en rapport avec ses préoccupations professionnelles9. Mais dans celui-ci, tiré du Traité de non-prolifération nucléaire, c’est plutôt le sens de « visé par » : événements extraordinaires, en rapport avec l’objet du présent Traité (État du monde 1996). Alors qu’en 1981 mon exemple le plus ancien était d’un spécialiste de Descartes, cette fois, c’est un spécialiste de Marivaux qui m’en fournit un de la même année : cette conception est peut-être chez Marivaux en rapport avec le sentiment qu’il a de la grâce10.

J’ai dit que les dictionnaires l’ignorent, mais leurs rédacteurs s’oublient parfois : agro-industrie – ensemble des industries en rapport avec l’agriculture. C’est dans le Petit Robert. Il est intéressant de comparer avec la définition du Dictionnaire universel francophone : ensemble des industries concernées par l’agriculture. Ou encore avec celle d’« agrobusiness » dans le Grand Larousse : ensemble des activités en relation avec l’agriculture.

Pour leur part, les bilingues commencent timidement à l’employer. On en trouve deux exemples dans le Harrap’s, à « rapport » : une histoire en rapport avec votre vie quotidienne; parlez-lui de choses qui sont moins en rapport avec votre passé. Un dans le Larousse-Chambers, mais sans contexte : to have a relation to something – être en rapport avec qqch. Et un dernier, dans un dictionnaire de difficultés11 récent : son refus serait-il en rapport avec son absence? Cela n’a plus grand-chose à voir avec « qui convient à ». C’est simplement l’idée de « lien ». C’est un début d’élargissement du champ sémantique de notre locution.

J’ai un dernier exemple, d’un auteur « classique », qui incitera peut-être les lexicographes à revoir leur copie : Il est bon que chaque éditeur soit responsable, engagé dans un organisme vivant, en rapport avec toutes ses parties12. Il est de l’auteur des Destinées sentimentales, mais ça ne correspond pas tellement aux sens évoqués jusqu’ici. Je dirais que cela signifie « en lien avec », si l’expression existait.

De fait, bien qu’elle ne se trouve pas dans les dictionnaires, elle existe bel et bien. J’en ai donné un exemple en épigraphe, mais pour ne pas vendre la mèche dès le départ, j’ai remplacé « lien » par « rapport ». Je l’ai vue pour la première fois il y a peut-être cinq ans, dans un travail qu’on m’avait demandé de relire. Je n’ai évidemment pas manqué de signaler à l’auteur que c’était un barbarisme. Il en était tout étonné, étant persuadé de l’avoir lue à maintes reprises sous la plume de collègues historiens.

Aujourd’hui, je dois faire amende honorable en quelque sorte, puisque depuis, j’en ai relevé une bonne trentaine d’occurrences. Dont au moins le tiers sont de sources européennes. Et sur Internet, on en trouve un peu plus d’exemples (plus de 900 000) que de l’autre. C’est une véritable « battante », qui semble bien décidée à supplanter sa rivale.

Ce qui frappe d’abord, c’est qu’elle est nettement plus polyvalente. Elle a bien sûr le sens de « lié à », « relatif à » : les métiers scientifiques en lien avec la mer (Maison des sciences, Poitou-Charentes); les différents accords de l’OMC en lien avec la sécurité alimentaire (Commission européenne); chansons en lien avec Renaud; accidents de la route en lien avec le travail (Département du Rhône). Mes exemples vont dans le même sens : premier inculpé en lien avec les attentats du 11 septembre (Agence France-Presse, 04.01.02); M. Hutchison a nié que ces mesures aient été en lien avec les attentats de Madrid du 11 mars (AFP, 03.04.04). Ici, « lien » et « rapport » sont interchangeables.

Elle a aussi le sens d’« en liaison avec », notamment dans des documents administratifs, du genre offres d’emploi : il travaille en lien avec les directeurs de départements scientifiques; rattaché au responsable d’affaires et en lien avec une équipe; en lien avec la communauté éducative (rapport du Sénat français). J’en ai relevé plusieurs exemples dans les journaux : les trois hommes affirment avoir agi en lien avec le département américain de la Défense (AFP, 17.08.04). Des ouvrages plus sérieux l’emploient : voici quelques-unes de ces actions partenariales : soutien, en lien avec l’Union européenne, d’un projet13.

Assez curieusement, on la rencontre souvent sur le site d’institutions ou de groupes religieux : retraite spirituelle en lien avec la famille vincentienne (Association vincentienne des diacres mariés); en lien avec la semaine missionnaire mondiale (Missions étrangères de Paris); c’est presque synonyme de « dans le cadre de ». Mais on ne sait trop quel sens donner à cet exemple-ci : prier en lien avec eux (Diocèse d’Arras). En union avec?

Les exemples de sites « laïques » ne sont pas nécessairement plus limpides : définir les priorités de financement, en lien avec les schémas nationaux (projet de loi modifié par le Sénat); l’approche des entreprises se fera en lien avec l’évolution des méthodes pédagogiques (ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité). Est-ce le sens d’« en fonction de »? Les exemples de sens approximatifs, à mi-chemin entre ceux que nous avons vus ci-dessus, sont tellement nombreux que je renonce à vous en donner d’autres. Je vous invite à aller constater par vous-mêmes.

Et je termine avec cette question de Dominique de Villepin : Est-ce que l’Irak aujourd’hui est en lien direct avec al-Qaïda? (Le Point, 04.03.03). En liaison? en contact? en rapport avec? On le voit, « en lien avec » est beaucoup plus polyvalente que sa vieille rivale, ce qui me porte à croire que les dictionnaires attendront peut-être moins longtemps pour lui faire une petite place. Ce qui milite notamment en sa faveur, c’est que contrairement au cas d’« en rapport avec », il n’existe pas de sens reconnu pour lui faire concurrence.

Retour à la remarque 1* Sinon, vous pouvez vous faire pardonner votre manque d’âge en vous procurant mon recueil, Mots de tête, aux Éditions David.

NOTES

  • Retour à la note1 Multidictionnaire des difficultés de la langue française, Québec/Amérique, 1997.
  • Retour à la note2 Dictionnaire québécois-français, Guérin, 1999 (l’auteur y voit l’influence d’« in connection with »).
  • Retour à la note3 1300 pièges du français parlé et écrit, Libre Expression, 2001.
  • Retour à la note4 Lexique des difficultés du français dans les médias, Éditions La Presse, 2004 (Roux y voit plutôt l’influence d’« in relation to »).
  • Retour à la note5 Anglicismes et canadianismes, coll. « Introuvables québécois », Montréal, Leméac, 1979, p. 22-23.
  • Retour à la note6 Tatouage, coll. 10/18, 1990, p. 224; traduit par Michèle Gazier et George Tyras.
  • Retour à la note7 Un dernier verre avant la guerre, Rivages/Noir, 2001, p. 61; traduit par Mona de Pracontal. On en trouve un autre exemple dans Ténèbres, prenez-moi par la main du même auteur, traduit par Isabelle Maillet.
  • Retour à la note8 Ébène, Presses Pocket, 2002, p. 82; traduit par Véronique Patte.
  • Retour à la note9 Bernard de Castéra, Compagnonnage, Que sais-je?, 1992, p. 62.
  • Retour à la note10 Frédéric Deloffre, introduction au Paysan parvenu, Garnier, 1965, p. xxi.
  • Retour à la note11 Daniel Péchoin et Bernard Dauphin, Dictionnaire des difficultés du français, Larousse, 2001.
  • Retour à la note12 Jacques Chardonne, Bonheur de Barbezieux, Stock, 1938, p. 156-157.
  • Retour à la note13 D. Andrerie, R. Souchier et L. Vilar, Le Patrimoine mondial, Que sais-je?, 1998, p. 117.