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« Imposer une sentence »

Serge Lortie
(L’Actualité terminologique, volume 21, numéro 2, 1988, page 14)

Le juge peut […] imposer une sentence hors de proportion avec l’infraction commise.
(Lagarde – Droit pénal canadien. – p. 902.)

L’expression « imposer une sentence », qui se rencontre couramment au Canada, comporte deux erreurs. S’agissant d’une expression de trois mots, on saurait difficilement faire mieux. Cela permet par ailleurs de prendre la mesure des difficultés dans lesquelles se débat notre langue juridique.

« Imposer »

Commençons par le problème le plus délicat : « imposer ».

Le terme « imposer », j’ose l’affirmer, est en l’occurence inexact en ce qu’il est contraire à l’usage dominant. Je peux en témoigner : aucun sujet ne déclenche de telles passions. Dans le domaine de la traduction juridique, toucher au verbe « imposer », c’est ébranler les fondements mêmes de la civilisation. Et pourtant, le dossier est accablant. Car il apparaît très clairement que ce terme, employé à l’égard d’une peine, constitue un archaïsme. Cette formule n’a plus cours qu’au Canada, sous l’influence de l’anglais. Observons qu’elle s’est même glissée dans le Code civil du Québec :

Le paiement, avec les acquêts, d’une amende imposée en vertu de la loi donne lieu à récompense.

Payment with the acquests of any fine imposed by law gives rise to compensation. (art. 512).

En français standard, le terme « imposer » ne s’utilise jamais en ce sens. En près de dix années de recherche sur la question, je ne suis pas encore arrivé à trouver un seul exemple où un texte juridique émanant de France utiliserait le terme « imposer » en parlant d’une sanction. Je me sens donc autorisé à conclure que le terme considéré est sorti de l’usage.

Prenons, à titre d’illustration, le Droit pénal général de Stefani, Levasseur et Bouloc. En 633 pages, on ne relève aucun cas d’emploi du verbe « imposer » en conjonction avec les termes « peine » ou « sanction ». Or, en ne retenant que les cas où un juriste canadien aurait de toute évidence utilisé « imposer », au moins 154 occasions d’y recourir s’y présentaient. Il arrive bien qu’on se serve d’« imposer », mais jamais à l’égard d’une peine. Du reste, l’usage en cause est à ce point fermement établi que même les non-juristes ne manquent pas de s’y plier.

Don Mathieu relevait d’autres tribunaux et codes qui ne prévoyaient aucun interrogatoire, aucune plaidoirie pour la défense, aucune procédure d’appel, aucune date même pour l’exécution de la seule peine qu’ils prononçaient. Au condamné de l’éviter par sa prudence dans ses déplacements, par la protection de ses gardes du corps.
Rinaldi. – Les jardins du consulat. – p. 151-152.

Les dictionnaires donnent le terme qui nous intéresse comme un archaïsme. Or, même chez un auteur ancien comme Montesquieu, on ne parvient pas à relever l’exemple de son usage.

Cela dit, j’admets volontiers que le fait de recourir à « imposer » ne représente qu’une dérogation mineure au bon usage. Mais il importe toutefois de comprendre que c’est précisément cette accumulation de fautes mineures qui teinte notre langue juridique de régionalisme.

Il n’est pas inutile de le répéter : « imposer » est tombé en désuétude pour désigner l’application d’une peine. Pour se conformer au français standard, les principaux verbes à employer sont prononcer, infliger, condamner et appliquer. Il est également possible de recourir à punir, frapper, sanctionner, décider, soumettre et prendre.

Attendu qu’il n’appartient pas au juge, en raisonnant par voie d’analogie, de suppléer au silence de la loi et de prononcer des peines en dehors des cas limitativement prévus par le législateur.
Pradel et Varinard. – Les grands arrêts du droit criminel. – (Cour de cassation, Arrêt Blanc). – p. 42.

Il falloit une loi pour infliger une peine capitale; pour condamner à une peine pécunière, il ne falloit quun plébiscite.
Montesquieu. – De l’esprit des lois. – p. 276.

Il est possible que le second juge applique une peine inférieure à celle prononcée par le premier.
Stefani, Levasseur et Bouloc. – Droit pénal général. – p. 530.

C’est pour éviter ce résultat choquant que la jurisprudence traite parfois le coauteur comme un complice et le punit, comme tel, de la même peine que l’auteur.
Stefani, Levasseur et Bouloc. – Droit pénal général. – p. 253.

Enfin, quelquefois même, le droit positif traite comme délinquant et frappe d’une peine une personne qui n’a été pourtant ni l’auteur ni même seulement le complice d’une infraction commise par un autre.
Stefani, Levasseur et Bouloc. – Droit pénal général. – p. 242.

La loi du 24 juillet 1966 sanctionne d’un emprisonnement de six mois à deux ans et d’une amende de 2 000 à 40 000 F […] la violation de la seconde interdiction qu’elle édicte […]
Delmas-Marty. – Droit pénal des affaires. – p. 479.

Il n’y aura pas de difficultés pratiques si le second juge s’est prononcé expressément sur la confusion ou la non confusion de la peine qu’il décidait.
Stefani, Levasseur et Bouloc. – Droit pénal général. – p. 531.

C’est pourquoi les positivistes et adeptes de la défense sociale préconisent de soumettre les demi-fous non pas à une peine, mais à une mesure de sûreté […].
Stefani, Levasseur et Bouloc. – Droit pénal général. – p. 83.

Remarquons à titre incident que la peine prononcée « s’exécute », « s’effectue », « s’accomplit » ou « se subit » plus souvent qu’elle ne se « purge », même si ce dernier terme reste non moins exact que les autres pour rendre l’expression to serve a sentence.

Enfin, les statistiques de l’administration pénitentiaire présentent la situation de l’ensemble des personnes en train d’exécuter une condamnation pénale en milieu fermé ou en milieu ouvert.
Rassat. – Pour une politique anti-criminelle du bon sens. – p. 91.

Or, actuellement, les criminels condamnés à de longues peines après un procès en assises n’effectuent, en moyenne, que la moitié de la peine prononcée.
Toubon. – Pour en finir avec la peur. – p. 90.

faire accomplir au délinquant la totalité de la peine restant à courir au moment où il a été élargi.
Rassat. – Pour une politique anti-criminelle du bon sens. – p. 44.

Le criminel qui a subi sa peine a payé sa dette à la société.
Soyer. – Justice en perdition. – p. 84.

[…] lorsqu’il a purgé la peine ou bénéficié d’une remise ou d’une réduction de peine prévue par la loi dudit État étranger.
Nations Unies. – Convention pour la répression de la traite des êtres humains […]. – Art. 10.

Quant aux substantifs susceptibles d’être utilisés en la matière (là où on dirait invariablement ici « imposition »), ce sont « prononcé », « infliction », « application » et « condamnation à ».

De même, une loi nouvelle […] qui prévoit le prononcé de sanctions pécuniaires par le ministre de l’Économie […] ne peut être appliquée à une infraction commise avant sa promulgation.
Stefani, Levasseur et Bouloc. – Droit pénal général. – p. 168.

Certes, l’application effective de la loi pénale, et l’infliction de la peine par elle prévue, supposent d’abord la recherche et la découverte du délinquant […].
Stefani, Levasseur et Bouloc. – Droit pénal général. – p. 7.

[…] lorsque la loi prévoit l’application d’une peine à une personne en raison de son appartenance à un groupe
Stefani, Levasseur et Bouloc. – Droit pénal général. – p. 270.

La transaction avant jugement évite au délinquant la condamnation à des peines d’emprisonnement lorsque celles-ci sont encourues.
Dupré. – La transaction en matière pénale. – p. 55.

Il importe par ailleurs de souligner que le problème peut souvent se contourner en n’utilisant pas de verbe, ainsi qu’il ressort des exemples qui suivent :

Lutter contre la délinquance par des peines plus sévères (plutôt que « en imposant des peines plus sévères »).

Mais voici que tout à coup on prévoit, contre le récidiviste de l’alcool au volant, une peine automatique.

Soyer. – Justice en perdition. – p. 100-101.

À l’inverse, la peine du complice sera inférieure à celle de l’auteur, […]
Stefani, Levasseur et Bouloc. – Droit pénal général. – p. 267.

En cas d’homicide légitime […], il n’existe pas de crime et il n’y a lieu à aucune peine.
Stefani, Levasseur et Bouloc. – Droit pénal général. – p. 313.

Il n’y aura donc aucune sanction pénale et si des poursuites ont été intentées, elles doivent prendre fin dès que l’existence de ce fait justificatif a été établie.
Stefani, Levasseur et Bouloc. – Droit pénal général. – p. 323.

« Sentence »

Venons-en maintenant au terme « sentence ». La situation est ici d’autant plus confuse que ce terme existe en français aussi bien qu’en anglais. Il a toutefois dans ces deux langues un sens différent. Le mot « sentence » désigne généralement en anglais la peine, alors qu’en français il signifie « condamnation ». Dans le premier cas, le mot sert donc à nommer la sanction que l’on inflige à la personne reconnue coupable des faits incriminés, alors que dans le second il désigne la décision judiciaire qui prononce cette sanction. On ne saurait donc « imposer une sentence », à moins de vouloir dire que l’État a décidé d’assujettir à une taxe les décisions de justice. Mentionnons que cet emploi inexact du terme « sentence » a été relevé par Gilles Colpron dans son Dictionnaire des anglicismes. Cette erreur a aussi été dénoncée par un éminent juriste du ministère fédéral de la Justice, dans la revue du Centre de référence de la documentation juridique de langue française en matière de Common Law (Claude Bisaillon. – Télé-Clef. –  4, 1986, p. 12).

Quant au verbe « sentencer » (de l’anglais to sentence pour « condamner »), il n’existe évidemment pas en français. Il est cependant intéressant d’observer que la langue du XVIIIe siècle connaissait le verbe « sentencier » :

Les preuves contre tous ces gens-là se trouvent complètes : ils furent contumancés et sentenciés.
Saint-Simon. – Mémoires. – p. 284.

L’édition de 1718 du Dictionnaire de l’Académie nous apprend que ce terme signifiait « condamner quelqu’un par sentence ». Il ajoute que le mot en question « ne se dit guère qu’en matière criminelle, et il n’a guère d’usage qu’au participe et aux temps qui en sont formés; […] il n’est en usage que parmi le peuple ».

En guise de conclusion, la citation placée en tête de cet article aurait dû, pour respecter les principes que nous venons de dégager, être ainsi conçue :

La peine que prononce le juge ne doit pas être hors de proportion avec l’infraction commise.

Sources

Colpron (Gilles). – Dictionnaire des anglicismes. – Montréal : Beauchemin, 1982.

Delmas-Marty (Mireille). – Droit pénal des affaires. – Paris : Presses Universitaires de France, 1973.

Dupré (Jean-François). – La transaction en matière pénale. – Paris : Librairies Techniques, 1977.

Lagarde (Irénée).  – Droit pénal canadien. – Montréal : Wilson et Lafleur, 1962.

Montesquieu. – œuvres complètes de Montesquieu. – Paris : L. De Bure, 1834.

Nations Unies. – Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui.

Pradel (Jean); Varinard (André). – Les grands arrêts du droit criminel. – Tome 1. Paris : Sirey, 1984.

Rassat (Michèle-Laure). – Pour une politique anti-criminelle du bon sens. – Paris : La Table Ronde, 1983.

Rinaldi (Angelo). – Les jardins du consulat. – Paris : Gallimard, 1984.

Saint-Simon. – Mémoires. – Tome 7. – Paris : Ramsay, 1978.

Soyer (Jean-Claude). – Justice en perdition. – Paris : Plon, 1982.

Stefani (Gaston); Levasseur (Georges); Bouloc (Bernard). – Droit pénal général. – 11e éd. – Paris : Dalloz, 1980.

Toubon (Jacques). – Pour en finir avec la peur. – Paris : Laffont, 1984.